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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier :

, , 2018

Violence structurelle: un concept pour comprendre les racines de l’injustice et des inégalités

Violence structurelle : l’institutionnalisation des inégalités

Mots clefs :

Quand ils traitent de la violence, les médias parlent souvent d’une seule forme de violence, celle qui met en jeu un rapport de force physique, qu’il concerne des biens matériels ou des personnes : attentats terroristes, assassinats, coups et blessures, dégradations de commerces en marge de manifestations de rue, voitures brûlées dans les banlieues, etc. C’est ce qu’on appelle la violence directe. Pour comprendre ses causes profondes, on a besoin d’analyser un autre type de violence : la violence structurelle.

Ce concept est emprunté au sociologue norvégien Johan Galtung (1969). Il fait écho à ce que d’autres auteurs ont pu appeler violence symbolique (Bourdieu) ou institutionnelle (Dom Camara). Dans les années 60, les recherches sur la paix dans les milieux académiques anglophones (peace studies) complexifient leur compréhension de la violence. L’apport de Galtung est fondamental car il propose de définir la violence structurelle comme « toute forme de contrainte pesant sur le potentiel d’un individu du fait des structures politiques et économiques »[1].Ces contraintes prennent la forme d’un accès inégalitaire aux ressources, aux droits, à l’éducation, à la santé, à la justice, etc.

Il reste pourtant théorique et abstrait dans ses travaux et il n’est peut-être pas le premier à parler de cette forme de violence. Dom Camara, évêque brésilien et théologien de la Libération, définit la violence institutionnelle comme « celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés » [2]. La théologie de la Libération en Amérique latine décrit plusieurs structures sociales immorales qui causent la pauvreté, les inégalités sociales, le racisme et le sexisme.

Plus récemment, l’anthropologue Paul Farmer se saisit de ce concept et l’applique au contexte haïtien de l’accès aux soins de santé des populations pauvres. Au lieu de regarder la pauvreté, largement répandue, comme une singularité locale tragique, la violence structurelle permet de la politiser car elle souligne les continuités dans l’histoire : l’esclavage, la dette, l’embargo sur le commerce…. dans ce temps long des rapports inégalitaires entre l’île et la France [3]. En informant sur la machinerie sociale de l’oppression, cette idée pointe la responsabilité de systèmes qui agissent systématiquement et indirectement, sans que cette violence puisse être attribuée à des auteurs individuels [4].

Des exemples très actuels

Si le régime de l’apartheid en Afrique du Sud a été le dernier système politique ségrégaionniste,

il existe nombre de systèmes politiques discriminants à l’égard de certains groupes humains, tout en affirmant l’universalité des droits. Dans le domaine économique, sous l’inflexion financière et néolibérale du capitalisme, le processus de précarisation du salariat montre que le travail devient un rapport social de domination. La réalité des travailleurs pauvres réduit leur emprise sur leurs conditions de vie autant que sur les projections dans l’avenir [5]. La crise du logement en France est un autre versant de cette réalité avec, d’une part, le mal-logement et 4 millions de personnes mal-logées ou privées de domicile, et d’autre part, une augmentation du sur-peuplement dans les logements ces dernières années [6].

La non prise en charge par l’État de l’hébergement de certaines catégories de populations, malgré le droit au logement, peut conduire à leur occupation de bâtiments vides. Cette réappropriation exprime la revendication d’un droit bafoué. En niant à certains citoyens le droit d’être hébergés, l’État les contraint à expérimenter les souffrances de la vie à la rue. En occupant un bâtiment vide pour se mettre à l’abri, les occupants protestent contre ce droit bafoué mais ne trouvent pourtant pas de solutions à leurs souffrances : le lieu occupé n’est pas forcément adapté ou équipé à l’habitation.

Dans l’histoire de l’occupation d’une ancienne résidence étudiante dans le quartier du Village-Olympique à Grenoble, la violence structurelle de l’État à l’égard des personnes étrangères qui l’ont habité révèle son potentiel destructeur avec l’incendie de ce lieu d’habitation. Une coupure d’électricité – dont l’origine n’a pas été élucidée mais son caractère volontairement décidé par les propriétaires et/ou l’État n’est pas exclu – est à l’origine directe de l’incendie : les habitants privés d’électricité ont dû s’éclairer avec des bougies et cuisiner avec du gaz dont les manipulations ont été fatales au lieu. Avant l’incendie, ce risque a été signalé de manière répétée aux autorités pour réclamer le rétablissement de l’électricité mais elles sont restées sourdes.

Cette violence structurelle a ainsi eu deux effets : la violence directe de l’incendie du bâtiment habité par une centaine de personnes dont des jeunes enfants, causant la perte d’un toit, les blessures qui ont parfois nécessité plusieurs mois d’hospitalisation et de rééducation, la perte d’effets personnels et parfois de documents importants pour leurs procédures administratives et preuves dans leur demande d’asile… La liste des souffrances subies est longue sans oublier le mépris ressenti par les habitants. Le second effet relève de l’assignation des habitants comme des personnes dangereuses car elles sont vues comme responsables de l’incendie dont la responsabilité en réalité échoit aux responsables politiques qui nient leur droit au logement puis les contraignent à des conditions de vie dangereuses.

Les ressorts de l’efficacité et de la pérennité de la violence structurelle

Tout d’abord, elle offre une faible visibilité parce qu’ancrée au cœur des complexités de systèmes politiques, économiques ou même de pensée (représentations de l’autre et préjugés), elle endosse un caractère ordinaire. A la différence de la violence directe qui est factuelle, elle se développe comme un processus de long terme, et finalement, s’institutionnalise. Elle n’a pas toujours un responsable identifiable.

Ensuite, la violence structurelle dépossède ceux qu’elle affecte des moyens de leur pouvoir d’agir en réduisant l’accès à des ressources matérielles et symboliques : un revenu, l’accès à l’éducation et à la santé, la protection, la reconnaissance…

Enfin, la violence structurelle assigne les individus qu’elle affecte à des positions sociales subalternes, auxquelles il est difficile de remédier. La hausse des prix des loyers creusent les inégalités face au logement et réduit les chances d’améliorer les conditions de logement. En plus d’être mal-logées, ces personnes sont assignées à le rester.

En assignant, la violence structurelle atteint des éléments essentiels dans l’existence des individus : leur identité sociale, leur autonomie. Elle aggrave l’impuissance.

Comment agir sur la violence structurelle ?

Qu’elle soit le fait d’une idéologie, de l’existence et de pratiques d’institutions politiques ou sociales, de normes ou de procédures, les possibilités d’évolution sont lentes et les conditions de transformation difficiles à impulser. Comme elle fait système, la violence structurelle met en œuvre un rapport de force très asymétrique. Agir sur elle suppose d’intervenir sur des représentations, des croyances, des mentalités, des systèmes. L’action s’inscrit par conséquent dans le temps long et elle n’est pas spectaculaire.

C’est pourquoi nous voyons un enjeu à la visibiliser : connaître son existence, comprendre de quoi elle est faite et comment elle agit. Cette étape est importante pour déconstruire l’idée de chance ou malchance pour expliquer les positions sociales de chacun et au contraire les explique par les effets d’un système, sur lequel du coup on peut chercher à agir. Tout système d’injustice est perpétué par le soutien, conscient ou non, des citoyens eux-mêmes, qu’ils en soient victimes ou bénéficiaires. Dès lors, agir consiste à retirer son soutien. La désobéissance civile, la politisation de la consommation en sont quelques exemples.

Notes

Ce texte est apparu dans la Revue Alternatives non-violentes, n° 188, septembre 2018

[1] « any constraint on human potential due to economic and political structures », in Johan Galtung, « Cultural violence », Journal of Peace Research, vol. 27, n°3, 1990, p 291 - 305

[2] Camara, Helder. Spiral of violence. Sheed and Ward Stagbooks, 1985

[3] Farmer, Paul. « An Anthropology of Structural Violence ». Current Anthropology, vol. 45, no 3, 2004, p. 305 25

[4] Silva M.L.E. « The Violence of Structural Violence: Ethical Commitments and an Exceptional Day in a Brazilian Favela ». Built Environment, vol. 40, no 3, 2014, p. 314 25

[5] Hélardot. « Précarisation du travail et de l’emploi : quelles résonances dans la construction des expériences sociales ? », Empan, vol. no 60, no. 4, 2005

[6] 23e rapport sur l’état du mal-logement en France 2018, fondation abbé Pierre, Janvier 2018