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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, France, octobre 2005

La représentation du pouvoir : la quête de légitimité politique

L’approche – historique et ethnologique - nous aide à déterminer les sources de la légitimité politique et les processus de légitimation des acteurs en présence.

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Dans le système démocratique, la légitimité vient essentiellement des élections. Or ce modèle de démocratie représentative par le suffrage universel doit cohabiter avec des modèles et des pratiques de légitimation traditionnels. La superposition de ces différents modes donne lieu à des systèmes singuliers et fournis des explications à l’émergence ou au maintien des acteurs au pouvoir.

Les processus de légitimité ne sont pas d’une seule nature mais la légitimation a souvent plusieurs sources qu’elles concilient et plusieurs modes. En dépit de cette diversité - élections (Afrique du Sud) jusqu’aux légitimités traditionnelles mutées et adaptées à l’idéologie (Ouzbékistan, Chine) - la personnalisation du pouvoir est très fréquente. Les légitimités sont de diverses natures : électorales, traditionnelles, idéologiques, circonstancielles.

La légitimité électorale :

A l’exception de la Chine qui tient une place spécifique dans ce projet, tous les Etats étudiés sont engagés, à des stades différents, dans un processus électoral. Les élections ont été organisées par les autorités nationales ou étrangères. Le tableau ci-dessous présente de façon synthétique la chronologie et la nature des processus électoraux. Nous étudierons ensuite leur valeur et leur signification.

EtatsScrutinsDébut du processus électoral
AfghanistanOctobre 04 : présidentielles Le taux de participation surprend les observateurs. 18 septembre 05 : législativesDécembre 01 : conférence de paix Entre temps, assemblées (loya djirga)
Afrique du Sud1994 : présidentielles1990 : suppression de l’apartheid
Bosnie-HerzégovineNombreux scrutins de 1996 à 2004. Les partis nationalistes sont invariablement vainqueurs même si des petits partis remettent en cause leur base ethnique; ils restent trop minoritaires.1995: accords de Dayton
Cambodge 1991 : accords de paix
OuzbékistanScrutins réguliers depuis l’indépendance dont la nature démocratique est douteuse : le président a fait rallonger chacun de ses mandats par un Parlement n’ayant aucune indépendance ; les observateurs des organisations internationales ont longtemps boudé ces élections et ont fait un retour récent dans le pays mais elles ne sont pas d’accord sur leur nature transparente et juste (OSCE, UE).Septembre 1991 : déclaration d’indépendance
PologneElections semi-libres en juin 1989 qui donnent la majorité à la Diète et au Sénat au syndicat libre Solidarnosc.Négociations de la table ronde en février 1989.
RussieElections démocratiques mais tendance croissante du pouvoir à confisquer les campagnes électorales.Disparition de l’URSS le 25 décembre 1991.

L’Afrique du Sud et la Pologne présentent le même cas où le processus électoral a été choisi comme mode de transmission du pouvoir : dans ces deux Etats, le parti au pouvoir reconnaît l’opposition comme un acteur de la scène politique (ouverture des négociations de la Table ronde avec le syndicat Solidarnosc en Pologne et abolition de l’apartheid et reconnaissance de l’ANC en Afrique du Sud) et confie au peuple la souveraineté de choisir le régime qu’il souhaite. Dans ces deux cas, Solidarnosc et l’ANC, forts de la légitimité de la lutte qu’ils ont menée contre un régime oppresseur, remportent les élections à une forte majorité.

La légitimité acquise par l’armée rebelle, le FMLN, au Salvador lui vaut de participer aux négociations de paix et de devenir un parti politique légal. Cependant, il ne remporte pas les élections et le parti de l’ancien régime, ARENA, se maintient au pouvoir.

Le cas du Cambodge apporte la démonstration que, bien que la légitimité électorale soit essentielle, elle peut être très vulnérable quand il s’agit de former un nouveau gouvernement. Contrairement aux attentes du parti au pouvoir, le CCP, qui comptait sur la légitimité acquise par sa victoire sur les Khmers rouges, le parti royaliste, FUNCINPEC, a été le grand gagnant des élections de 1993 en remportant 58 des 120 sièges. Cette victoire s’explique par la légitimité du roi Sihanouk, perçu par la population comme celui qui les a conduits à l’indépendance et comme le “père de la nation”. La population a voté pour lui parce qu’il symbolise la continuité avec le passé et a dirigé le pays dans la période pacifique d’avant la guerre. Le CCP est devenu le second parti avec 51 sièges mais a immédiatement dénoncé les résultats de l’élection quand il a vu qu’il ne pouvait les remporter. Craignant un coup d’Etat de sa part, le roi Sihanouk a proposé un compromis et une coalition à égalité entre le CCP et le FUNCINPEC.

En Afghanistan, le président Karzaï bénéficie maintenant de la légitimité électorale, depuis le scrutin du 21 avril 2005, mais en réalité sa légitimité était bien antérieure, les élections ne sont venues que confirmer le succès de ce processus de légitimation. La stratégie de légitimation de Karzaï a constitué, fort du soutien de la communauté internationale, à gagner l’appui de l’ancien roi, et en effet, la légitimité de Hamid Karzaï provient en grande partie de la figure nationale de l’ancien roi, Mohammad Zaher Shah. Celui-ci, en s’effaçant, a désigné Hamid Karzaï comme chef de l’Autorité provisoire. L’ancien roi conserve néanmoins l’autorité suprême ce qui permet à Hamid Karzaï de s’en réclamer et d’entamer sa mission sur des bases solides. L’effacement de l’ancien roi va à l’encontre des attentes de la population afghane qui souhaitait son retour au pouvoir, comme l’ont montré les sondages (1). Les raisons restent encore obscures. En tout état de cause, le refus de l’ancien roi de prendre les rênes du pouvoir est un trésor de légitimité pour Karzaï. Il est ensuite devenu le partenaire privilégié de tous, fort de ces appuis dont ne bénéficiaient pas les autres pôles du pouvoir. Pour cela il a veillé à ce que soient conservées les fonctions honorifiques réservées au roi. Désormais, il avait donc deux objectifs : entretenir le rôle légitimant du roi pour qu’un pouvoir fort et centralisé, dévoué à Washington, s’installe à Kaboul et affaiblir le pouvoir du Front islamique uni. La Loya djirga d’urgence a été son pôle de légitimité comme chef de l’Autorité de transition.

« Il est clair que Hamid Karzaï est aujourd’hui le grand et l’unique bénéficiaire de la dynamique conflictuelle qui a opposé, dès le départ, les fondamentalistes, partisans de la continuité de l’Etat islamique, à l’ancien monarque, symbole d’un Etat moderne. La manœuvre de Karzaï consiste à garder vivace cette dynamique, pour se présenter ensuite comme porteur de la solution médiane » (2).

Hamid Karzaï s’appuie beaucoup sur le comportement tribal, il a une grande aisance dans les contacts avec les notables locaux, cultive les barbes grises, et recherche sans cesse le consensus. Il bénéficie d’un atout majeur, l’estime générale témoignée à son père, Abdol Ahmad Khan Karzaï, qui avait la “sagesse de l’homme de tribu, l’intelligence du citadin et l’humilité de l’homme de foi” (3).

La victoire électorale n’est que la traduction des légitimités acquises précédemment. Elle les met en œuvre et les transforme en légitimité électorale. Cependant cette nouvelle légitimité au pouvoir, acquise par les urnes, apparaît plus éphémère; elle peut s’éroder rapidement avec l’exercice du pouvoir. Aujourd’hui en Afrique du Sud, l’ANC perd peu à peu la confiance de ses électeurs du fait des lenteurs des changements. En Afghanistan, Karzaï tire une part de sa légitimation des accords de paix conclus à Bonn, pourtant il prend le risque de s’en écarter en s’associant à ceux-là mêmes que la conférence de Bonn a désignés comme les responsables de la détérioration de la situation avant les Talibans, le Front islamique uni (Alliance du Nord). Cette attitude est de plus préjudiciable à la position du roi. Par ailleurs, Karzaï renforce la dimension religieuse de son administration en créant des structures à vocation religieuse ce qui a pour conséquence d’empiéter sur l’autorité de l’Etat. Par exemple, le conseil des Oulémas prend des fatwas condamnant la démocratie et interdisant aux femmes de travailler dans des organismes privés.

Certaines élections peuvent ne pas conduire au renouvellement des élites en place : l’exercice du pouvoir est perçu comme une source de légitimité politique dans les anciennes républiques soviétiques. L’expérience du pouvoir fait naître une confiance inégalée par les dissidents ce qui explique que les élections ont désigné les personnalités qui occupaient déjà les postes du pouvoir. C’est un phénomène couramment observé dans cette aire culturelle. Après plusieurs années, ces dirigeants ont en général perdu leur légitimité au pouvoir à cause du régime autoritaire, voire autocratique, qu’ils ont instauré, mais alors il est trop tard pour qu’une alternance s’affirme ; l’espace politique a été complètement fermé et il n’y a plus moyen de changer de gouvernement de façon démocratique. C’est le cas en Ouzbékistan par exemple.

L’élection, puis la réélection, de Vladimir Poutine à la présidence russe peut peut-être recevoir la même interprétation. Il était premier Ministre du président Eltsine qui a démissionné en sa faveur. Il a bénéficié de la légitimité que lui confère l’expérience au pouvoir puis a recherché une autre source de légitimité, conscient que celle-ci était fragile : celle d’un pouvoir fort et de la restauration de la grandeur de la Russie.

Les légitimités traditionnelles :

Ce type de légitimité met en œuvre les identités primordiales qu’elles soient claniques, territoriales, ethniques, religieuses ou régionales. Ces appartenances possèdent un caractère exclusif. Ainsi les solidarités auxquelles elles donnent lieu se font dans les exclusivités de ces appartenances et représentent un motif supplémentaire de division entre les groupes.

En Bosnie-Herzégovine, le voisinage nous montre à travers les collectivités locales (mjesna zajedna, MZ) que l’espace est pourvoyeur de ressources et fournit le cadre adapté à la mise en œuvre des initiatives. Il s’agit d’une solidarité par échange de travail, propriété collective immobilière (écoles, mosquées etc.) et actions communes (cérémonies). La confiance dans les dirigeants de ces collectivités villageoises est ainsi bien meilleure que dans les dirigeants nationaux. Cependant, l’espace comme facteur fédérateur cache les réels moteurs de ces énergies qui sont ethniques et religieux. L’énergie déployée par de tels regroupements peut ainsi conduire au retour des personnes déplacées, à la reconstruction des maisons détruites, d’écoles, de routes etc. C’est une base précieuse avant que le lent processus de réconciliation puisse l’étendre à la nation entière.

On constate une rupture avec ce schéma en Afghanistan : le caractère belliqueux des chefs, qui ont acquis leur légitimité avec la guerre et dans la conflictualité, cause une érosion de cette légitimité. Ils poursuivent la lutte pour la compétition au pouvoir plutôt que de faire passer les intérêts du pays en premier et donner la priorité à la pacification. L’invasion étrangère du pays (les Soviétiques en 1979) a fédéré la population dans une cause commune, cette lutte pour la défense de la nation a donné une forte légitimité aux combattants et à leurs chefs mais l’ennemi extérieur disparu, il est bien difficile de s’entendre et de partager le pouvoir. Cette compétition ayant fait perdre la confiance dans les autorités naturelles – les chefs de guerre locaux qui partagent langue, ethnie, religion et territoire avec la population qu’ils dirigent – c’est un acteur extérieur – Hamid Karzaï – qui endosse la confiance.

Au Kirghizstan, le mode de représentation et d’identification repose, au niveau local, sur un système lignager structuré en clans ou réseaux. Les institutions nationales en revanche ne suscitent pas une grande confiance auprès de la population. L’Etat est perçu comme un pourvoyeur de services et comme il faillit à cette tâche, il manque de légitimité. Pour la gagner il doit s’appuyer sur les lieux du pouvoir légitime, les chefs locaux.

La légitimité idéologique :

En Chine, sous Mao, la légitimité au pouvoir était construite sur l’idéologie et le charisme personnel. Le pouvoir était très fortement personnalisé. A sa mort, il a fallu trouver un autre mode de légitimation. Les réformes économiques ont rempli cette fonction ; la légitimité était du coup plus rationnelle et le vide idéologique a été comblé par le nationalisme. La répression montre cependant que cette légitimité n’est pas aussi puissante qu’elle le devrait.

La légitimité circonstancielle :

La légitimité circonstancielle tient à la conjoncture spécifique d’un Etat – généralement une transition – et à la mission confiée à un individu pour traverser cette période. Le président ouzbek, Islam Karimov, a été élu premier président ouzbek dans les termes d’un genre de contrat social tacite : il devait assurer à son pays une indépendance pacifique. C’est à ce prix-là que les Ouzbeks ont accepté son autoritarisme. Il a en effet usé de l’argument culturaliste qui veut que sans tradition démocratique, l’Ouzbékistan risquait de tomber dans le chaos, son peuple n’étant pas préparé à la démocratie. Cependant, ce contrat a été rompu par la déception de la population : l’indépendance n’a pas été synonyme de bien-être mais au contraire de dégradation du niveau de vie, parfois dramatiquement. Les concessions faites par la population dans un contexte particulier – fermeture de l’espace public par exemple – ne sont plus acceptables dès lors que l’indépendance semble réalisée. Le président n’est plus légitime à exercer un tel pouvoir autoritaire.

Notes

  • (1) Kacem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire? Quelles perspectives ? ,Paris, l’Asiathèque, 2004:67.

  • (2) Fazelli : 67.

  • (3) Fazelli : 70.