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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Du désarmement à la sécurité collective

Eric Brunat, Grenoble, France, décembre 1996

Conversion des industries d’armement, spécificité des actifs des entreprises et transformation systémique. Une approche intégrée en Russie : Le cas de Kaliningrad

Mots clefs :

Introduction

Etudier les questions de conversion n’est pas chose aisée en Europe Centrale et Orientale et au sein des pays de la Communauté des Etats Indépendants pour au moins deux raisons. La première à la suite de J. Cooper (1995) ou M. Grundmann (1996) parce que le terme de conversion a longtemps été associé à un engagement politique lié aux mouvements pour la paix. La perception d’une non neutralité du concept implique un effort pédagogique de “désidéologisation”. La seconde tient à l’échec sans appel des programmes de conversion lancés en Russie sous Gorbatchev dans le cadre d’une économie monopoliste de commandement relâchée et sans monnaie active ; puis à l’association des processus de conversion à la chute de la production, au développement du chômage, à un affaiblissement du sentiment de sécurité plus qu’à une amélioration du bien-être à partir de la rupture ultra libérale de 1992. La conversion est donc étroitement liée à la transformation globale du système socio-économique, il s’agit d’un processus et d’un objectif totalement imbriqués dans la restructuration de l’ensemble de l’industrie.

Le processus de conversion peut être défini comme une opération macro-économique de transfert de ressources matérielles et humaines d’un secteur d’activité de la défense vers un secteur de production de biens et services civils. La conversion s’opère alors au niveau de l’unité de production qui doit transformer sa culture, son organisation et l’orientation finale de son produit. La fermeture pure et simple d’unités du secteur militaire avec une augmentation théorique proportionnelle de la production civile est une autre possibilité. La spécificité des processus de conversion du militaire vers le civil tient principalement à la culture propre du secteur d’origine et aux relations nouées avec l’Etat donneur d’ordres. A défaut, il ne s’agirait que d’un ajustement, une réaffectation de ressources liés à une baisse d’activité et une fluctuation de la demande comme dans n’importe quelle activité civile (J. Varley, 1996). Ainsi, comme à l’Ouest, la conversion implique en Russie une modification de la stratégie militaire du pays (J. Fontanel, 1995) mais de façon originale en revanche celle-ci se réalise en concomitance avec l’émergence d’une économie marchande décentralisée à monnaie désormais active.

Les unités de production du complexe militaro-industriel sont contraintes par le contexte général de la transformation du système socio-économique en Russie. Les contraintes spécifiques du secteur de la défense existent certes, mais elles ne paraissent pas devoir être isolées de l’analyse globale tant que la situation d’incohérence systémique et de précarité institutionnelle prévaudra. La question de la conversion en Russie n’est pas dissociable d’une réflexion sur la nature et la spécificité des actifs des unités de production d’une part, de ce point de vue la similarité avec les situations occidentales est forte, et du caractère très concentré des activités de production militaire localisées sur un vaste territoire d’autre part. Il convient de développer ces deux aspects fondamentaux avant d’évoquer comme illustration le cas de l’enclave territoriale de l’Oblast de Kaliningrad.

 

1) La spécificité des actifs et l’importance relative de la technologie

A l’Est comme à l’Ouest le mythe de la haute technologie maîtrisée par le secteur militaire est une constante qui a des prolongements en termes de moyens et de comportement. L’importance du secret par exemple a des incidences sur la nature du contrôle politique - ou parlementaire- des dépenses qui s’émousse par manque d’informations de façon quasi inversement proportionnelle à la croissance des moyens alloués à la recherche-développement. En Union Soviétique jusqu’à la fin environ 2 millions de chercheurs étaient impli qués dans un secteur de R&D surdimensionné1. Les bureaux d’études de grande taille sont progressivement devenus des centres de pouvoir autonomes et puissants liés aux ministères techniques de tutelle mais déconnectés physiquement et institutionnellement de tout repère réel de production. La compétition et la duplication (le double est une sécurité) entre les instituts et les bureaux a contribué à renforcer la recherche à tout prix des moyens, le corporatisme et l’inévitable déséconomie du gigantisme sans contrôle possible (P. Lock, 1996).

Mythe technologique aussi parce qu’aucun débat sérieux n’est réellement engagé sur la signification exacte de ce qu’est vraiment “un haut niveau technologique”. La question est d’autant plus sujette à caution que les phases de recherche sont plutôt longues dans le secteur militaire et la demande pour les matériels militaires reste abstraite, en dehors de toute logique économique standard et largement influencée par les systèmes déjà existants2. En fait, il y a une connivence entre le donneur d’ordres, le producteur et l’utilisateur final ce qui crée ou renforce les étanchéités entre les secteurs, les unités de production et entre les projets eux-mêmes.

La conversion est donc un processus extrêmement difficile qui bouscule les cultures micro et méso économiques et ne se limite pas à un simple transfert de ressources et d’hommes décidé à un niveau macro économique. De ce point de vue, les “dividendes de la paix” sont un concept idéologique et romantique préalable à de sévères chocs organisationnels et culturels qui débouchent, dans un premier temps, sur une baisse de production et des pertes d’emploi.

Ce qui est donc posé lorsque l’on parle de conversion, c’est la transférabilité des technologies militaires, ce qui suppose a priori une typologie de ces technologies. La spécialisation technologique est d’autant plus forte que l’on s’éloigne des composants génériques pour atteindre les composants et technologies spécifiques et les systèmes d’armes sophistiqués conformes aux vœux du client ce qui limite grandement les possibilités de transfert (J. Varley, 1996). Ainsi en Russie, la proximité des techniques de base avec d’autres secteurs facilite la conversion surtout si le secteur civil est déjà utilisateur de techniques similaires ou voisines (même si le sous-système produit in fine est sans équivalent strict dans le civil). Les exemples de réussite partielle existent davantage dans les industries navales, aéronautiques, voire les télécommunications et les systèmes de guidage, plutôt que dans les équipements terrestres (voir infra l’exemple de l’Oblast de Kaliningrad). Dimension technologique et nature des productions, tout se croise pour comprendre le degré de faisabilité d’un processus de conversion, il convient donc de relativiser le poids du seul critère technologique qui n’est pas l’unique déterminant des actifs d’une unité de production. A la suite de B. Hilton (1992), l’unité de production peut se définir par quatre grands type d’actifs qui combinés rendent plus ou moins difficile un processus de transformation pour des unités ou combinats ayant un niveau technologique semblable :

  • il y a les actifs compétitifs, il s’agit d’une maîtrise particulière d’un produit spécifique et différencié qui confère une situation de monopole technique,

  • les actifs spécialisés qui ont un impact sur l’offre et la qualité de la production (accès à des sources d’énergie, place dans un réseau de pouvoir...) voire sur l’aval avec une concentration sur un débouché particulier3,

  • les actifs complémentaires qui correspondent à une diversification et à un relâchement par rapport au “métier” de base,

  • les actifs d’efficience ou de compétitivité, le savoir-faire, l’organisation et la productivité par exemple permettent de jouer sur les coûts de production et l’offre.

Il est donc nécessaire lorsque l’on parle de conversion de ne pas omettre, par le biais d’une approche trop générale, la spécificité des situations qui ne se résume pas à la spécificité du seul actif technologique. Par ailleurs, la spécificité de certains actifs peut être telle qu’un processus de transformation et d’adaptation aux conditions d’un marché civil n’est pas envisageable. De l’organisation de l’unité de production, en passant par la technologie utilisée, jusqu’à la culture des salariés habitués à travailler en négligeant les coûts de production, la spécificité peut interdire tout transfert vers une production civile, qui plus est désormais, au sein d’un circuit économique marchand où le coût de la production est central. Dans ce cas, le démantèlement des activités doit être envisagé avec le souci de préserver les compétences accumulées. Théoriquement, ceci devrait déboucher sur une mobilité du capital (pas toujours réaliste en Russie) et être le résultat d’une politique d’incitations. Les politiques de stabilisation macro économique et les grands programmes généraux de conversion n’intègrent pas cette complexité de proximité. La variété des situations réelles, la concentration industrielle, l’inégale répartition géographique des industries militaires et l’immensité du territoire russe obligent à considérer logiquement la région comme un cadre d’analyse et d’action plus pertinent (E. Brunat, 1995).

 

2) Le poids du complexe militaro industriel

Le complexe militaro-industriel soviétique bénéficiait de privilèges en matières d’allocation des ressources rares, de main-d’oeuvre qualifiée jusqu’aux moindres consommations intermédiaires dont les matières premières. Il était aussi l’objet d’un contrôle qualité très supérieur à la moyenne des productions purement civiles et les activités étaient protégées par l’obsession du secret ce qui entravait toute forme de transfert de technologies. Si ces quelques caractéristiques de base démarquent le secteur militaire du reste de l’industrie et expliquent en partie les difficultés des processus de conversion aujourd’hui, elles ne suffisent pas à en faire un objet d’étude radicalement spécifique et dégagé des contraintes structurelles de la transformation systémique marquée par la libération des prix, la privatisation des unités de production, la libéralisation d’une grande partie des échanges extérieurs, l’émergence de marchés segmentés et la stratification sociale. Les privilèges des industries de défense ne suffisent pas non plus à extraire celles-ci du système d’économie de commandement qui reste le cadre général de l’ensemble de la société de type soviétique. La question de la conversion est donc d’abord la question de l’émergence d’une économie de marché décentralisée et de la transformation globale de l’industrie. Ceci est d’autant plus vrai que la véritable étanchéité n’était pas tant entre secteurs civil et militaire qu’à un niveau beaucoup plus micro économique, entre les projets eux-mêmes. Par ailleurs à la fin de l’époque bréjnévienne le poids du secteur militaire était tel qu’évoquer l’industrie équivalait à croiser des questions ayant un caractère militaire. Par définition le secteur militaire était donc hétérogène. L. Desprès (1995) écrit que le complexe militaro-industriel (CMI) regroupait 1100 entreprises productives et environ 920 bureaux d’études4 dépendant de neuf ministères militaires eux-mêmes sous la tutelle de la commission militaro-industrielle auprès du Conseil des ministres de l’URSS, le VPK5. Une part importante de la production du VPK, environ 40%6 avant les coupes budgétaires, était constituée de biens civils (avions civils et bateaux, 15% des tracteurs, 80% des motocyclettes, 80% des machines à laver, optique, téléviseurs couleur... ; E. Kuznetsov, 1994) et plusieurs unités de production dépendant de ministères civils avaient des production destinées au CMI (vêtements, meubles, transports hôpitaux...). L’imbrication est donc importante si l’on estime qu’environ 15 millions de personnes travaillaient directement ou indirectement pour le secteur de la défense ; au total environ 22 millions étaient employés par le VPK de l’Union Soviétique y compris pour les biens civils (J. Sapir, 1994). Pour la seule production des systèmes d’armes les estimations sont d’environ 5 millions de personnes. Ramené à l’industrie dans son ensemble, l’emploi du VPK était important et variable selon les régions : 35% dans la région de Leningrad, de 40 à 60% dans la région de Voronej, de Kalouga ou dans les républiques autonomes des Mariis et d’Oudmourtie (L. Desprès, 1995), mais seulement 19000 personnes soit 15,9% de la force de travail industrielle dans la région de Kaliningrad (Y. Zverev, 1996, voir infra).

 

3) Processus de conversion et méso-économie régionale

Jusqu’à présent la transformation du système économique en Russie a été principalement influencée par la théorie économique standard et dominante néoclassique. L’influence libérale du FMI, de la Banque Mondiale et d’autres organisations internationales a promu une approche dogmatique et déterministe de la rupture systémique et des conditions de l’émergence institutionnelle et du marché. La conversion a donc été confrontée a un choc institutionnel, à un effondrement de la demande et à un bouleversement des conditions macro-économiques. La transformation a éliminé ou rendu obsolète le cadre et les éléments institutionnels de l’ancien régime, tandis que les réformateurs pensaient théoriquement que les nouvelles structures d’un marché unifié émergeraient spontanément. En réalité le processus sera évolutionniste, long et difficile, et ce, même si la volonté politique crée les conditions d’une restructuration industrielle plus organisée. Les infrastructures du marché et les conditions d’une concurrence se développeront lentement. Les inerties culturelles comportementales et structurelles débouchent après le choc libéral de 1992 - 1993 sur un vide institutionnel qui ne pourra être comblé que graduellement, ce qui est évidemment préoccupant pour la conversion de l’industrie militaire et la transformation des unités de production en général. L’insuffisance institutionnelle est sans doute l’obstacle le plus sérieux à la restructuration (P. Opitz, 1996).

Les subventions au secteur de la défense ont été importantes en 1992 et plus sélectives en 1993. En 1994, les industries de l’armement ne sont plus une priorité pour le budget de l’Etat. Avec 8,4 milliards de roubles le secteur de la défense est devancé par le budget prévu pour l’agriculture qui est alors de 12 milliards de roubles. Ceci a eu immédiatement une incidence à l’échelon régional. Les programmes de conversion ont été stoppés faute de moyens et les réformateurs ont eu tendance à intégrer, comme ce fut le cas à Saint-Petersbourg, les questions de l’ajustement du secteur militaire dans la politique économique générale de la région sans traitement particulier.

Par ailleurs, il faut rappeler l’extraordinaire concentration géographique de la recherche technologique de pointe, le poids de l’industrie militaire dans certaines régions. En économie de marché cette concentration de moyens procure des avantages de localisation, des économies d’échelle. Ce n’était pas le cas au sein de l’économie de commandement. La concentration industrielle militaire et la multiplication des bureaux d’études dans la région de Leningrad par exemple n’avaient pas de prolongement régional en terme de réseau (excepté pour les livraisons énergétiques et l’infrastructure de base). La concentration avec l’approche purement fonctionnelle du territoire ne procurait pas d’avantage intégré dans une logique régionalisée. Le seul lien que les unités nouaient véritablement était vertical avec leur ministère de branche à Moscou. Les incitations pour transférer les compétences et les savoir-faire sur une base régionale et horizontale étaient quasiment inexistantes. L’étanchéité entre les projets - sensibles ou non, militaires ou civils- interdisait toute fertilisation croisée dans la production des technologies. En fait la concentration des productions militaires et des activités industrielles ne dérive évidemment pas de choix de localisation guidés par le marché. Les choix de localisation n’étaient pas dictés de prime abord par les liens organiques avec la région d’accueil et les avantages de localisation potentiels (E. Brunat, 1995 ; P. Lock, 1996). Il n’en demeure pas moins que certaines d’entre elles, comme l’Oblast de Leningrad, héritent d’un complexe puissant en volume, plus ou moins efficient, souvent hétérogène et toujours paralysé par le secret d’une part et l’illusion des directeurs que leur technologie est valorisable sur le marché.

Depuis la fin du système de type soviétique et la désintégration verticale, il est du ressort des régions de faciliter le développement des liens horizontaux, des synergies entre les unités et les capacités de production complémentaires (T. Cronberg, 1994 ; E. Brunat, 1995 ; E. Kapstein, M. Mills, 1995). Le gouvernement a souhaité le développement de programmes régionaux de conversion (voir infra l’exemple de Kaliningrad) dotés par la Fédération de budgets très faibles. Peu de programmes ont été réellement élaborés sur la base d’un véritable diagnostique régional de transformation et de développement et ceux qui ont été réalisés ont immédiatement buté sur la faiblesse des moyens et les conditions générales de l’économie. Même les Groupes Industrialo-Financiers (GIF) mis sur pieds par A. Kokoshin pour sauver le niveau technologique du secteur militaire en favorisant l’intégration banques-industries ne semblent pas pouvoir devenir le fer de lance institutionnel de la modernisation et de la transformation. Les intérêts divergent trop entre les banques qui souhaitent être les interfaces d’opérations commerciales et d’investissements et les entreprises du secteur militaire qui voient dans ces GIF un espoir pour ne rien changer, pour maintenir l’Etat à proximité avec éventuellement des sources de financements budgétaires.

En fait, dans ce contexte déprimé de marchés imparfaits caractérisés par une faiblesse institutionnelle, des alliances d’entreprises se créent malgré tout sur une base locale et régionale. Cette genèse corporatiste régionale est une initiative spontanée des entreprises pour pallier les questions de capitalisation pour tenter un ajustement concerté en dehors d’une logique verticale et étatique. Elle vise aussi à pallier la faiblesse du cadre légal par le biais d’une auto-organisation. Vu les contraintes macro-économiques et la taille du territoire, l’échelon régional semble réaliste au risque de déboucher sur des différenciations économiques et sociales qu’une politique budgétaire interégionale peut atténuer. En matière de conversion, de relations entre le secteur civil et le secteur militaire, de transformation de l’industrie, il est particulièrement utile d’étudier l’apport des théories du développement local surtout si l’industrie et les compétences sont physiquement concentrées et localisées (E. Brunat, 1995). Il est du ressort des autorités locales par le biais d’agences régionales de développement de favoriser l’émergence de systèmes productifs locaux. Le concept de districts technologiques et industriels marshalliens basés sur un savoir-faire, sur des relations non exclusivement monétaires semble adapté à de nombreuses régions russes. Il manque cependant toute une culture horizontale de coopération, “l’atmosphère industrielle” indispensable aux coopérations localisées. La création de boucles régionales de développement est cependant une piste d’étude très sérieuse d’organisation économique qu’il convient de soutenir : conseils, études, formation, mise en relation des structures, recherche de synergies, soutien à la création de petites entreprises de production. Bien sûr tout ce processus est contraint par la crise budgétaire et les conditions macro-économiques mais il ne s’agit pas d’un aménagement du territoire, d’une politique régionale par le haut. Le développement de méthodes de diagnostique régional et de recherche de synergie sont d’abord le résultat d’une volonté politique destinée à favoriser l’émergence d’une atmosphère industrielle régionalement identifiée. Spontanément des spin-offs industriels (essaimage) se développent autour de grandes unités industrielles en restructuration, sans que ce soit le résultat d’une grande politique régionale de conversion. Plusieurs régions commencent à s’organiser pour favoriser la genèse d’une activité locale cohérente et la restructuration des actifs sociaux en favorisant la création des entreprises tournées vers la demande de proximité et préservant partiellement les compétences accumulées (Nijni-Novgorod, Omsk, Toula, Novossibirsk, Penza, Sverdlovsk, Yaroslavl, Kalouga, la région de Moscou, la discussion est engagée à Kaliningrad, Saratov...). La fertilisation croisée et la constitution de boucles économiques locales sont encore largement hors du champ culturel des responsables d’entreprises et des autorités régionales. C’est pourtant dans l’exploration de cette voie méso-économique que les différentes dimensions de la spécificité des actifs d’entreprises pourront être réellement considérés.

 

4) Problèmes généraux et spécificités régionales : l’exemple de l’enclave territoriale de l’Oblast de Kaliningrad

Complètement inscrite dans la division du travail de l’Union Soviétique la région de Kaliningrad représentait environ 10% de l’industrie de la pêche du pays et près de 70% des biens manufacturés de la région étaient “exportés” vers les autres régions de l’Union.

Après la désintégration de l’Union Soviétique, l’Oblast de Kaliningrad est devenue une enclave de 15100 km² séparée de 400 km (Lituanie, Biélorussie, Lettonie) du territoire principal de la Fédération de Russie. Toutes les relations industrielles, les communications, les livraisons sont devenues plus compliquées et se sont fortement dégradées. La situation actuelle de l’économie régionale est compliquée par les nouvelles conditions géo-économiques et par la spécialisation héritée de son industrie. Si l’on compare avec le reste de la Russie, selon les statistiques officielles, la production industrielle a chuté de 61% de 1990 à 1995 (51% pour la Russie dans son ensemble7), et la production agricole de 50% (29% pour la Russie).

Kaliningrad était une région “fermée” et hautement stratégique avec son ouverture sur la Baltique et la proximité de l’Europe de l’Ouest. Encore aujourd’hui de nombreux militaires stationnent dans cette région qui compte 913000 habitants (auxquels il faut ajouter environ 100000 militaires rapatriés d’Europe Centrale en attente d’une affectation plus durable vers la Russie Centrale). La complète démilitarisation de la région est souvent vue comme un préalable pour faire de cette “zone économique spéciale”8 une zone attractive pour l’investissement et véritable interface entre la Russie Centrale, l’”ensemble baltique” et l’Europe du nord (G. Fyodorov, Y. Zverev, 1995). Ceci suppose une coopération active appelée “Bridge” entre la Russie et ses voisins européens et baltiques pour démilitariser la zone et engager un processus de conversion des industries militaires.

Le secteur de la production militaire est inférieur à la moyenne nationale dans l’Oblast de Kaliningrad : 19000 personnes soit 15,9% des salariés de l’industrie étaient engagés dans les entreprises directement contrôlées par le VPK (Y. Zverev, 1996), avec les familles cela représente environ 7 % de la population (12,1% pour la Russie dans son ensemble). Ainsi selon les évaluations et proportions évoquées dans la section 2, un pourcentage assez faible des salariés était impliqué dans une production de biens purement militaires.

Selon le programme de conversion 1992-1995 pour la région de Kaliningrad, neuf entreprises ont été concernées (voir le tableau infra). Environ 50% de la production était purement militaire en 1990 . Seule l’importante entreprise Baltic Shipbuilding Plant “Yantar” produisait des systèmes d’armes complets (encore près de 5000 salariés en 1994). Dans le contexte russe, le processus de conversion démarrait avec quelques atouts relatifs. Les compétences régionales, de la propulsion aux systèmes de guidage utilisés par les programmes spatiaux (société “Fakel”) sont nombreuses et les actifs plutôt spécialisés avec des débouchés théoriques possibles. Par ailleurs, l’utilisation traditionnellement duale, civile et militaire, de nombreuses productions était un avantage. Y. Zverev, souligne par exemple qu’en 1992-1994 une Joint-Venture russo-américano-française a vu le jour pour développer et surtout distribuer sur le marché des satellites le système de propulsion électrique (EPS) de “Fakel” (ce bureau d’études qui va exceptionnellement en Russie jusqu’à la production reste une propriété d’Etat à 100%). Les autres entreprises ont été transformées en sociétés par actions et “privatisées” lors de la première vague de transformation juridique des firmes (dite privatisation “Tchoubaïs”)9. La distribution gratuite de vouchers échangeables contre des actions a permis aux collectifs de salariés de devenir propriétaires de leur entreprise sans pour autant devenir des capitalistes/managers soucieux de la transformation et de l’évolution des structures de production. Dans un premier temps, les mesures ont plutôt consisté à préserver l’emploi et les salaires rognés par l’inflation. C’est le contexte général et macro-économique de la Russie qui a forcé les entreprises à s’ajuster par le bas.

En effet, à l’exception de quelques projets pointus (Fakel...), voire les commandes civiles de constructions navales pour la Russie ou l’Estonie sauvant temporairement “Yantar”, le programme de conversion a fort mal débuté. La plupart des projets de fabrication de matériel médical, de containers civils, d’équipement pour l’industrie agro-alimentaire, de véhicules de transport électriques, de pompes pour les services municipaux... qui devaient se substituer à la baisse drastique des commandes militaires de l’Etat se sont enlisés. Des entreprises possédées par des banques commerciales ou d’autres structures privées comme “Vagonostroitel” ou “Kaliningradbummash”, “Carat”, “Stroydormash”... ont cessé toute production à caractère militaire sans le moindre transfert ou substitution d’activité. Il en a résulté une baisse importante du volume de la production et des réduction d’effectifs salariés. La spirale à la baisse a concerné également les productions civiles des entreprises de l’ex-VPK.

Il est clair que la fin des subventions couplée à une inflation forte et une crise généralisée des paiements empêche toute forme de restructuration rapide et efficiente. La conséquence de cette précarité nouvelle est une fuite des ingénieurs et techniciens les plus qualifiés des entreprises “en conversion” ce qui hypothèque les moyen et long termes technologiques de la région. Sans programmes d’accompagnement, d’aide à l’essaimage, à la formation des hommes, à la création d’activités centrées sur l’économie endogène locale, à la recherche de marchés, sans structures capables de réaliser un diagnostic socio-économique de la région, parler de conversion est sans objet sérieux. Les micro “success stories” sur un produit, une technique voire une firme spécifique (cf. la section 1 sur la spécificité des actifs) à Kaliningrad ne permettent pas de dégager l’analyse globale de la conversion du contexte économique général de la Russie. De plus, la situation de l’Oblast est évidemment aggravée par les coûts de transit des consommations intermédiaires, par l’irrégularité des livraisons et in fine malgré tout sa dépendance avec le reste de l’industrie russe. Si les opportunités existent10 sur des segments de marché stables (l’industrie électrique par exemple) et des actifs spécifiques (“Fakel”, “Yantar”...) c’est sur des boucles régionales dont l’émergence doit être publiquement soutenue (pas seulement avec de faibles droits de douane) que l’espoir du renouveau peut être envisagé. Certainement pas sur l’émergence spontanée du marché local et sur la restructuration des entreprises étranglées par le manque de capital et de débouchés traditionnels.

 

Conclusion

Entre les deux bornes d’un spectre idéologique qui va de la conception des réformateurs libéraux aux positions plus figées et étatistes des groupes de pression du complexe militaro-industriel une approche plus réaliste de la conversion industrielle peut être développée en Russie. La borne libérale considère que le secteur militaire est dévoreur de ressources, qu’il doit être traité comme le reste de l’industrie : privatisé, il doit s’ajuster ou être démantelé. Les groupes liés au secteur de la défense pensent au contraire que le niveau technologique doit être préservé coûte que coûte et que les exportations d’armes sont susceptibles de financer la restructuration et la transformation du système (sous réserve que les entreprises militaires ne soit pas privatisées).

L’irréalisme de la conviction idéologique des premiers quant à l’ajustement et aux conditions d’émergence du marché unifié n’a d’équivalent que la mauvaise appréciation des seconds des techniques susceptibles d’être valorisées sur un “marché civil” et des ressources réelles nettes susceptibles d’être dégagées sur le marché mondial de l’armement en constante régression.

Il semble que le pragmatisme d’une approche méso-économique régionale soit une méthode et une piste de réflexion qui prenne en compte la nécessaire intégration des processus de conversion non séparables de la transformation globale du système. En ce sens ce n’est pas la conversion militaire qui est synonyme de dépression économique. Cette conviction largement partagée en Russie contribue à éluder le débat de fond sur l’avenir des productions militaires. Cette approche a aussi le mérite de ne pas surévaluer le poids de la technologie et son niveau réel valorisable sur un marché. L’analyse régionale et micro-économique permet une appréciation des différents actifs de l’entreprise et par conséquent des programmes spécifiques qu’il convient de soutenir. Enfin l’analyse régionale en Russie semble être le niveau d’analyse et d’action pertinent pour développer des synergies et des relations horizontales nécessaires au développement de systèmes productifs locaux cohérents.

Notes

Eric Brunat est Maître de Conférences à l’Université de Savoie, Faculté de Droit et d’Economie de Chambéry ; Chercheur au ROSES (Réformes et Ouvertures des Systèmes Economiques (post) Socialistes), Université Pierre Mendès France de Grenoble ; co-directeur du programme Tacis/Kalimost de l’Union Européenne développé à l’Université d’Etat de Kaliningrad (Russie).