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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse Dossier : Résistances civiles de masse

Jean Marichez, Grenoble, juillet 2006

Résistances civiles de masse – Présentation

Qu’est-ce qu’une résistance civile de masse ? Quels en sont les grands traits ? Le rôle majeur de la recherche et de la stratégie. A quelles menaces actuelles les résistances civiles peuvent-elles apporter une réponse ?

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I. Gandhi, l’initiateur

Gandhi nous a légué deux aspects distincts de sa non-violence:

  • Le premier, « Ahimsa » est d’ordre éthique, c’est l’absence de violence, le désir « actif » de ne pas nuire et le respect de l’autre ;

  • Le second, « Satyâgraha » relève des moyens et de l’action pour lutter sans violence contre la violence et agir pour la paix.

En lutte d’abord en Afrique du Sud contre la ségrégation de sa communauté, puis en Inde contre l’injustice, Gandhi conçoit peu à peu des méthodes pour permettre à la fois de respecter le principe d’Ahimsa et d’atteindre des objectifs concrets. Il se rend compte que pour réussir :

  • Il ne suffit pas de lutter, il faut atteindre un but, cela change radicalement la manière d’agir ;

  • Il faut non seulement des méthodes et des moyens mais de l’intelligence stratégique, c’est-à-dire une solide réflexion pour atteindre un objectif ;

  • Les choses n’avancent que face à une position de force ;

  • Cette force peut être fournie sans violence par une population, nombreuse, déterminée ;

refusant de reconnaître le pouvoir, de coopérer avec lui ou de lui obéir;

  • La force ne peut être utilisée que dans les cas extrêmes, lorsque tout a été essayé sans succès, lorsqu’il n’existe d’autre solution pour éviter une conflagration de violence ;

  • Elle nécessite l’usage de ce qu’il appelle la « force de la vérité », traduction de Satyâgraha et qui traduit un lien étroit avec le principe d’Ahimsa. En d’autres termes, en étant crédible et en respectant le peuple, en lui disant la vérité, en l’associant, l’on dégage une énergie considérable.

C’est ainsi que peu à peu, il met au point ce principe de Satyâgraha que beaucoup réduisent à tort à une méthode pour agir sans violence alors qu’il s’agit d’une véritable « stratégie sans violence » ou « stratégie civile » conçue pour atteindre un objectif précis.

C’est cela que nous appelons « résistance civile de masse ». La résistance civile est comme la partie visible d’un iceberg.

Nous parlerons de ces stratégies, mais sans nous référer au principe de Ahimsa ni à celui de non-violence.

Pourquoi ? Car depuis Gandhi, et même parfois avant lui, les résistances de masse ont fonctionné sans faire appel à des principes philosophiques. Des populations se sont soulevées sans violence parce qu’elles y étaient obligées pour refuser la servitude, retrouver leur liberté, ou anéantir une agression, elles l’ont fait d’elles-mêmes en comprenant que l’emploi de la violence les desservirait, car la violence était justement le point fort de l’adversaire. Elles ont choisi de se battre sans arme et sans violence physique parce que c’était dans leur intérêt. Leur point fort était d’être nombreuses et, justement par là-même, aptes à agir sans violence. Nous y reviendrons pour montrer comment cela peut être un point fort.

II. Exemple de résistances de masse

Les résistances civiles de populations contre un agresseur n’ont pas commencé avec Gandhi, cependant il les a expérimentées et théorisées au cours de plusieurs campagnes couronnées de succès au retentissement international. Stratège avisé, il a fait école et l’on a vu se développer au cours du XXème siècle un nombre toujours plus grand de telles résistances sans armes.

Une centaine d’épisodes historiques ont eu lieu durant le XXème siècle. Leur fréquence augmente et les exemples se multiplient depuis 1990, par exemple au Kosovo de 1991 à 1996, en Serbie en 1996 pour réparer la fraude électorale et deux fois encore en 2000, aux Philippines en 2001, en Bolivie en 2003 et en 2005, en Géorgie par deux fois en 2003 et 2004, en Ukraine en 2004, au Liban et en Kirghizie en 2005, au Mexique en 2006.

Plusieurs sont racontés dans les fiches d’expérience de ce dossier. Il est vivement recommandé de les lire avant d’aborder la suite de ce dossier.

III. Caractéristiques des résistances civiles de masse

Parmi leurs caractéristiques communes, l’on retrouve souvent la situation suivante :

  • Un conflit entre un faible et un fort (en armes, organisation et moyens) ;

  • L’opposition d’une population à un agresseur extérieur (envahisseur), à un dictateur, ou à un usurpateur (ex. coup d’État) ;

  • Une situation grave, de niveau national, autour d’une cause largement reconnue, et d’un objectif politique majeur ;

  • Une population exacerbée et mûre pour la lutte ;

  • Qui se trouve face à des forces militaires ou policières abondantes qui la dominent largement ;

  • L’existence d’un choix entre une voie pacifique, sans violence, aléatoire, peu prometteuse, et une voie plus directe, plus tentante de lutte armée par guérilla, terrorisme, guerre…

Par ailleurs, l’on retrouve souvent la suite opératoire suivante :

  • Une prise de conscience au sein de cette population à un certain moment (à partir d’un fait ou d’un incident, parfois provoqué) d’une détermination de masse et, ainsi, de la puissance dont elle dispose ;

  • Des actions civiles collectives coordonnées de protestation, de non-coopération, de refus, de désobéissance ou d’intervention, toutes sans violence ;

  • Des formes d’actions, individuellement anodines mais exercées par une multitude de gens qui placent l’adversaire comme dans un guêpier ;

  • Des réactions et sanctions violentes du pouvoir qui se retournent contre lui-même en fragilisant ses forces armées et qui renforcent l’opposition ;

  • Des forces armées qui ont du mal à obéir aux ordres, qui se trouvent submergées par le nombre : leurs collègues, voisins, amis, famille ne peuvent soutenir leur violence ;

  • Une société qui ne fonctionne plus, ou mal, car des civils désobéissent, des administrations, des médias sont plus ou moins aux mains des insurgés ;

  • Un pouvoir qui sent peu à peu la situation lui échapper et son entourage qui, sentant le vent, se désolidarise peu à peu

  • Finalement des choses qui basculent en peu de temps et un pouvoir qui se désintègre.

Parfois, ces évènements ont été conduits dans l’improvisation avec tout ce que cela représente comme hasard lié à des circonstances plus ou moins favorables. Parfois aussi, la préparation de ce rapport de force avait été soigneuse et représentait un large ensemble de dispositions propres à réduire le risque d’échec.

En revanche, les caractéristiques suivantes ne figurent pas dans ce type de résistance

  • L’usage de la violence par les résistants car, l’expérience le montre, cette violence annule les effets positifs de la résistance sans violence ;

  • Une cause qui ne rassemble pas la majorité de la population car, malgré des formes d’action similaires entre résistance de masse et résistance minoritaire, les approches présentent des différences telles que l’amalgame de ces formes de lutte est impossible (voir fiche d’analyse 2, luttes de masse et luttes minoritaires) ;

  • Une cause qui, tout en étant valable, n’amènera pas la population à s’engager durement ou longuement ;

  • Une cause locale ou corporatiste qui se traite par un seul type d’action (ex. grève). Ici, les formes d’action sont multiples, toute la population est concernée.

IV. La recherche : la voie majeure du développement des stratégies civiles

1. Les recherches sur le passé

Parallèlement aux succès de certaines résistances, des échecs ont jalonné le siècle dont les plus connus eurent lieu en Tchécoslovaquie en 1968 (malgré un demi succès qui étonna le monde), Place Tien An Men 1989…. Aussi un grand nombre de travaux, d’études, de recherches, de colloques se sont développés. Ils ont analysé les résistances du passé, étudié les conditions qui avaient favorisé les réussites ou les échecs. Il existe actuellement un véritable savoir faire, des compétences, des spécialistes, une littérature… Parmi les conclusions de la recherche, la plus notoire consiste à dire que ce type de résistance fonctionne, qu’il permet à des populations désarmées de tenir tête à des puissances militaires importantes, réputées invincibles. Le mécanisme gagnant est maintenant connu, il a été démonté et explicité. Il fait appel en particulier à la connaissance des sources du pouvoir et de ce fait aux talons d’Achille des pouvoirs abusifs. Mais aussi à d’autres savoirs dans toutes les sciences humaines. (Voir notre 3e fiche d’analyse « Les clés de la réussite…")

2. Les recherches à entreprendre

• Malgré ce fond de connaissance, les résistances ont souvent été improvisées ce qui a été la cause d’échec la plus fréquente. Les chercheurs sont unanimes et recommandent de préparer les résistances avec soin.

• Plus exactement, pour Gene Sharp, c’est la recherche stratégique qui fait le plus souvent défaut. Cela signifie d’abord l’étude soigneuse d’objectifs possibles à atteindre et marquant une étape vers la résolution du conflit, ensuite le choix des stratégies réalistes tenant compte des moyens disponibles, qui permettront de les atteindre. C’est un exercice de haute volée. (Voir dans notre 3e fiche d’analyse « Les stratégies »)

• La qualité stratégique vient aussi d’une bonne connaissance du sujet, de la population, de son histoire, de sa sociologie particulière, mais aussi de la géographie et des données spécifiques du conflit.

• Ainsi, la recherche constitue certainement la partie la plus importante de la préparation, la plus délicate mais aussi celle qui demande le plus de travail. Il suffit de détails mal ajustés ou négligés pour entraîner des erreurs graves. Par exemple, le fait d’accepter une négociation à certains moments peut faire capoter la résistance, ou le fait de mal contrôler un dérapage de violence, ou le fait, lors d’une action, de ne pas exercer une pression assez longue, de ne pas enclencher la suivante au bon moment, etc. La compétence et l’expérience s’avèrent cruciales.

• La recherche est en fait la voie majeure du développement des stratégies civiles. Si l’on veut développer les résistances civiles de masse comme moyen de résoudre des conflits, aujourd’hui hors de nos frontières mais demain peut-être chez nous, il faut disposer de compétences et d’expérience, autrement dit de chercheurs en stratégies civiles.

3. L’urgence de développer la recherche

Il revient aux organismes de recherche stratégique de s’intéresser à cette dimension stratégique.

Au Kosovo en 98, alors qu’une résistance civile non-violente exemplaire se dressait depuis 8 ans avec Rugova contre le pouvoir oppressant des Serbes, ces organismes n’avaient pas de compétence dans ces formes de résistance, aucun gouvernement européen ne soutenait les Kosovars. Las d’attendre, certains Albanais prirent les armes, les Serbes n’attendaient que cela pour réagir et lancer leur épuration ethnique à grande échelle. Cela aurait pu être évité si nos services de recherche avaient pris en compte la puissance civile, la connaissance de la population et de la société civile, l’étude de possibles stratégies civiles et leur organisation. De même pour les résistances de Serbie, d’Ukraine, de Géorgie, de Biélorussie, d’Ouzbékistan, etc. qui nous sont passées sous le nez par surprise alors que les Américains les avaient bien maîtrisées.

Il faut que nos organismes de recherche européens suivent le même chemin. On peut espérer une meilleure compétence des chercheurs dans ces domaines, un élargissement de leur travail en réseau international, une coordination des travaux, des formations spécifiques, une certaine décentralisation de la recherche au niveau des populations concernées, etc.

V. A quelles menaces actuelles ces résistances répondent-elles ?

L’Histoire a donné des réponses différentes dans le temps. Auparavant, il y eut des luttes d’indépendance (Amérique et en Hongrie, des luttes pour la justice et l’égalité en Afrique du Sud et en Inde…), des luttes contre un coup d’État (putsch de Kapp en 1920…), des luttes contre un envahisseur (Allemagne en 1923…), des luttes localisées (contre les nazis en Europe en 1940-45…). On utilisait des processus non violents lorsqu’on était faible sous la contrainte d’une puissance forte et armée.

Vint ensuite l’époque de la guerre froide où l’Europe occidentale envisageait d’avoir à se défendre sans oser faire usage du nucléaire contre l’envahisseur soviétique. Des chercheurs aux militaires, des non-violents aux politiques, toute la pensée stratégique non violente se concentra sur cette hypothèse qui donna corps à l’idée de défense sans armes. Mais, passé l’effondrement du communisme, l’idée même de cette défense disparût du paysage.

L’ Institution Albert Einstein et ses collaborateurs à Harvard, ainsi que la petite association Action Civile et Défense en France (ACD), continuèrent seuls à y travailler durant les années 90afin d’aider les peuples oppressés à se défendre ou à résoudre leurs conflits. ACD étudia le concept dans sa généralité et fit ressortir le profil type des menaces concernées à partir de caractéristiques identitaires : six conditions liées à la situation de conflit permettent de dire que le conflit est passible d’une résistance nationale non violente, elles concernent :

– La valeur de la cause ;

– La gravité extrême de la situation ;

– La portée nationale du conflit ;

– La volonté majoritaire de la population ;

– La mobilisation ;

– La préparation stratégique.

Moyennant quelques précisions sur ces critères, il est possible de définir les menaces concernées.

Vinrent alors les années 2000 et les révolutions de couleur en Serbie, Ukraine, Géorgie et Kirghizie où la menace résidait dans la corruption ou la dictature des gouvernements en place et, pour certains, du besoin d’indépendance par rapport au voisin russe, toujours aussi dominateur depuis des siècles. Leur passage à la démocratie ne se fait pas en une seule fois, des révolutions populaires permettent de franchir des étapes. De plus, la possibilité de résister devint plus sensible avec le soutien américain aux processus émancipateurs (voir fiche de défi 2) et la diffusion des méthodes par l’Albert Einstein Institution ou par les anciens de Otpor qui, après avoir dirigé les deux résistances serbes en 2000 vendirent leur compétence à l’étranger.

Cependant, les menaces concernées sont plus larges. Nous disposons aujourd’hui d’études ciblées adaptées à des groupes de situation : dictature, coup d’État, agression étrangère, guerre civile, et peut-être même corruption et terrorisme. Avec le recul, on pourrait dire, qu’elles sont toujours celles définies par ACD ci-dessus : celles où la cause est juste car largement partagée, la situation d’une gravité extrême au point que certains sont prêts à donner leur vie, l’exaspération de la population suffisante pour mobiliser au plan national une large majorité de la population, et où il est possible d’établir une stratégie pour gagner. En applications pratiques, il est possible de l’envisager par exemple:

  • Dans les situations de dictatures ou dirigeants corrompus (Corée du Nord, Biélorussie, Turkménie, Cuba, etc. ? ) ;

  • Dans les situations de conflits armés actuels (Palestine, Israël, Tchétchénie, Colombie, Côte d’Ivoire, Irak pour la défense des Chiites ? ;

  • Dans les situations de défense contre les coups d’État.

Les réponses peuvent sans doute s’approcher à l’aide des critères ACD mais chaque cas est très différent et il ne saurait y avoir de réponse simple. Des études sont nécessaires.

Certains s’en désintéressent du fait que les menaces contre la France n’existent plus. Mais les menaces peuvent arriver sans qu’on les voie venir, il en est ainsi dans beaucoup de guerres et, avec la mondialisation, les guerres hors de notre territoire nous concernent de plus en plus. N’est-ce pas le cas avec les conflits palestinien, irakien, africains, etc. L’immigration africaine ne vient-elle pas de la faim et de la pauvreté causées par les guerres continuelles ? Les processus de résolution non violente des conflits nous concernent et doivent être étudiés. De plus ils représentent un progrès humain, une amélioration de notre « savoir vivre ensemble ».

Notes

Pour l’histoire de la recherche au cours du XXème siècle, lire le second chapitre de « La guerre par actions civiles - Identité d’une stratégie de défense », de Jean Marichez et Xavier Olagne, Fondation pour les études de défense, 1998, La documentation française, Paris, 174 p.

Gene Sharp, La guerre civilisée, la défense par actions civiles, Presses Universitaires de Grenoble, 1998, Grenoble, 192 p.