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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Julie Noss, Paris, septembre 2006

Le 21e siècle, l’ère des faits culturels : lorsque Samuel Huntington a exposé sa théorie du « choc des civilisations », avait-il raison ?

Le terrorisme international a placé la notion de culture au cœur des conflits actuels, parfois au détriment d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. On a même tendance à retrouver, dans le discours de certains néoconservateurs américains (tout comme chez les fondamentalistes islamistes d’Al-Quaïda) cette opposition bipartite qui régnait durant la guerre froide, en divisant le monde entre un « nous » et un « eux » .

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L’époque que nous connaissons aujourd’hui semble dominée par des conflits liés aux relations interculturelles. Le terrorisme international occupe le devant de la scène depuis le 11 septembre 2001, et des théoriciens tels que Samuel Huntington s’inscrivent, à travers ce contexte particulier, dans cette volonté de traduire les évènements de notre époque à travers le prisme du débat culturel, religieux et ethnique.

Le choc des civilisations de Samuel Huntington

La thèse de Samuel Huntington s’inscrit bien dans cette démarche visant à expliquer la réalité politique et sociale d’aujourd’hui par le biais du facteur culturel, de manière par ailleurs quasiment exclusive. Son ouvrage, « Le choc des civilisations » , paru en 1996, a fait grand bruit et reste encore aujourd’hui très controversé. Bien que cette thèse ait été souvent simplifiée, voire largement caricaturée par les médias, Huntington présente une théorie claire et précise : le globe serait divisé en de larges aires culturelles civilisationnelles (la civilisation chrétienne occidentale, la civilisation islamique, la civilisation confucéenne etc.) très difficilement solubles les unes dans les autres, et qui seront fatalement amenées à s’affronter dans les années à venir, plutôt qu’à s’entendre et à cohabiter de manière harmonieuse. Les frontières politiques seraient désormais moins importantes que les frontières religieuses et intellectuelles, et formeraient ainsi des zones de confrontations culturelles, à l’image des zones à risque sismique de rencontres des plaques géologiques. Le monde serait donc amené à vivre une nouvelle génération de guerres, qui ne mettrait plus en jeu des affrontements bien localisés, mais au contraire de grands conflits à échelle civilisationnelle, mettant par exemple en opposition le monde chrétien et le monde musulman.

Si la théorie de Samuel Huntington a été sujet à vive polémique et très critiquée, il n’en reste qu’elle a trouvé un fort écho après les attentats du 11 septembre 2001, qui semblaient tout d’un coup symboliser la mise en œuvre par les terroristes de cette guerre des civilisations : la thèse de Huntington apparaissait soudain de manière bien concrète et tangible, et son auteur a été auréolé, à son grand damne, d’un statut de prophète, alors qu’il écrivait en 1987 que « les conflits du futur viendront probablement de l’interaction entre l’arrogance occidentale, l’intolérance islamique et l’affirmation chinoise » . Interrogé début novembre 2001 par le Boston Globe, Samuel Huntington s’est déclaré « troublé » de voir ses théories convoquées à tout propos par les médias, au risque de durcir les oppositions entre les cultures et d’être caricaturé à l’extrême : « Les évènements leur donnent une certaine validité. Je préfèrerais qu’il en aille autrement. » (1)

Le terrorisme islamiste, tel qu’il a pris forme, d’un point de vue symbolique, à partir du 11 septembre 2001, est en effet devenu l’archétype proclamé de ce qu’allaient devenir les conflits au 21e siècle. De nombreux penseurs, journalistes, hommes politiques ont déclaré que le 21e siècle avait commencé à cette date précise, comme si cet attentat anticipait, ou du moins annonçait les nouvelles formes de guerre à venir. Certains ont même parlé d’un début de troisième guerre mondiale, qui prendrait une forme différente des deux précédentes. Le gouvernement américain a largement utilisé les notions de « croisade » ou de lutte contre « l’axe du Mal » , dans une optique purement manichéenne, pour mener à bien les invasions afghanes et irakiennes : toutefois si ces conflits ont bien sûr des raisons idéologiques, on sait aujourd’hui qu’elles étaient également commandées par des motifs purement économiques, ces deux catégories de facteurs étant liés. Mais le 11 septembre 2001 a semble-t-il cristallisé toutes les tensions culturelles déjà existantes entre les cultures islamiques et chrétiennes, comme si ces deux dernières étaient diamétralement opposées et à jamais irréconciliables, incompatibles : le facteur culturel semblait ainsi devenir la principale, voire l’unique cause des affrontements de par le monde. Or, si le terrorisme international, et islamique en particulier, trouve évidemment sa source dans des dissensions religieuses et culturelles, les groupes terroristes sont eux aussi parfois motivés par des facteurs économiques, et bien sûr politiques, tels que la déstabilisation de pouvoirs démocratiques occidentaux en place (comme on a pu l’observer lors des attentats de Madrid) ou de régimes arabes autoritaires : l’on voit bien le poids grandissant que prennent de nombreux mouvements islamistes dans de nombreux pays, comme c’est le cas au Maroc, où la royauté doit faire face à une influence grandissante de l’islamisme dans les quartiers pauvres des grandes villes. Mais les attentats du 11 septembre 2001 et ceux qui ont suivi ont principalement été vus comme des attaques envers la culture occidentale.

On a bien vu, par ailleurs, comment le gouvernement américain avait largement justifié l’invasion irakienne par des motifs sécuritaires, mais aussi idéologiques, en invoquant la nécessité d’une guerre « juste » ou « sainte » (utilisant ainsi un champ sémantique se rattachant à des références culturelles bien particulières) face à un axe du mal dans lequel on retrouverait pêle-mêle terroristes islamistes et dirigeants arabes tels que Saddam Hussein ou encore Ahmadinejab. On sait aujourd’hui que le contrôle de l’Irak partait également du désir de mainmise économique sur le pays, riche en ressources énergétiques : la reconstruction irakienne est aussi synonyme d’investissements pour de grands groupes industriels américains, et en provenance d’autres pays ayant bien voulu participer à l’effort de guerre. Par ailleurs, les débats qui ont précédé l’intervention américaine en Irak ont eux aussi évoqué la culture à travers le prisme de la guerre : par leur soutien ou non à la guerre en Irak, les gouvernements européens et leurs peuples ont délimité les contours d’une certaine identité culturelle, comme le montre Tzvetan Todorov : « Le conflit, avec les débats qu’il suscitait, a aussi mis en question l’identité de l’Europe. Les négociations sur les institutions européennes n’intéressent d’habitude que les experts ou quelques hommes politiques dévoués à cette cause ; les interrogations sur la nature de la civilisation et de la société européenne alimentent dans le meilleur des cas des discussions entre universitaires. Or soudain, sous la pression des évènements – la guerre!-, l’identité européenne est devenue l’objet d’un débat commun, relayé là aussi par tous les médias. » (2) Devant le choix que les pays européens avaient de soutenir ou non l’intervention militaire américaine en Irak, il est apparu nécessaire de redéfinir les contours d’une certaine idée de la culture européenne, de son identité profonde. Ainsi, l’attitude des Etats face à la guerre a également été analysée d’un point de vue culturel.

La thèse de Samuel Huntington trouve principalement ses limites dans la fragmentation à l’extrême du monde en aires culturelles qui seraient incapables de fusionner : d’une part, les aires culturelles qu’il présente sont loin d’être homogènes, d’autre part, des métissages, des contacts, des fusions, des emprunts culturels, mais aussi des accords et affinités au niveau politique, se font constamment entre ces aires qu’il présente comme imperméables : l’on sait aujourd’hui que les familles Bush et Ben Laden, ont longtemps eu des intérêts communs, d’ordre économique et financiers, à faire affaire ensemble. On sait aussi que Ben Laden a longtemps été au service de la CIA, lors du conflit afghan contre les Russes en 1978, avant de se retourner contre ses anciens employeurs. L’opposition irréductible entre deux mondes présentée par Huntington est quelque peu caduque : on ne peut pas parler d’une simple opposition entre plusieurs pôles culturels, puisque ces mêmes pôles ont forcément des relations les uns avec les autres. Même si la théorie de Samuel Huntington comporte des points très pertinents, la réalité est bien plus complexe.

Pourtant, cette thèse aux nombreuses limites a également démontré certaines qualités, notamment le mérite de replacer la notion de culture dans les problématiques des conflits, à une époque où, après la guerre froide, beaucoup ont cru, à tort, que les voies du commerce international finiraient par propager la démocratie à l’échelle universelle. Mais Huntington a également rappelé combien la prédominance de l’Occident sur l’ensemble du globe, et sa prétendue capacité à imposer des normes culturelles, religieuses et morales jugées valables universellement, n’est plus: « L’idée selon laquelle les peuples non occidentaux devraient adopter les valeurs, les institutions, et la culture occidentale est immorale dans ses conséquences. La puissance quasi universelle des Européens à la fin du XIXe siècle et la domination des Etats-Unis au Xxe siècle ont contribué à l’expansion mondiale de la civilisation européenne. La domination européenne n’est plus […] La culture, comme nous l’avons montré, est liée à la puissance. Si les sociétés non occidentales sont une nouvelle fois appelées à être façonnées par la culture occidentale, cela ne pourra résulter que de l’expansion, du développement et de l’influence croissante de la puissance occidentale […] De plus, l’Occident, civilisation arrivée à maturité, n’a plus le dynamisme économique ou démographique lui permettant d’imposer sa volonté à d’autres sociétés. Par ailleurs, toute tentative allant dans ce sens est contraire au principe d’autodétermination et à la démocratie, qui sont des valeurs occidentales. Les civilisations asiatiques et musulmanes affirmant de plus en plus les prétentions à l’universalisme de leurs cultures, les Occidentaux vont être amenés à se préoccuper davantage des liens entre universalisme et impérialisme. » (3) Huntington voit ainsi dans ces nouveaux conflits les limites de la volonté d’expansion du modèle démocratique américain, limites qui se font sentir toujours un peu plus chaque jour en Irak. On peut donc voir dans la théorie de Huntington la démonstration d’un certain relativisme culturel (en dépit d’une théorie qui apparaît quelque peu rigide), appelant à tenir compte des autres systèmes culturels du globe, et plus uniquement du modèle culturel occidental, dont les Etats-Unis représentent bien souvent, à tort, un archétype représentatif pour de nombreuses autres cultures.

Ainsi, le terrorisme international a placé la notion de culture au cœur des conflits actuels, parfois au détriment d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. On a même tendance à retrouver, dans le discours de certains néoconservateurs américains (tout comme chez les fondamentalistes islamistes d’Al-Quaïda) cette opposition bipartite qui régnait durant la guerre froide, en divisant le monde entre un « nous » et un « eux » .

Notes :

(1) : Corinne Lesnes, le Monde, 12 dec. 2001, p.34.

(2) : Tzvetan Todorov, Le nouveau désordre mondial, Paris, Robert Laffont, 2005, p.12

(3) : Samuem Huntington, Le choc des civilisations, Ed. Odile Jacob, 2000