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, Paris, 2005

Bilan social de santé démocratique : Argentine

Bilan social actuel de l’état de santé démocratique de l’Argentine via l’analyse de l’impact de la crise de 2001 sur la représentation politique et l’identité même de la société argentine.

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I. Une crise de la représentation politique

Lors du « soulèvement » de 2001, les manifestants, qui défiaient l’état de siège décrété à la suite des émeutes et des pillages qui avaient secoué l’Argentine les jours précédents, protestaient contre le « corralito » (1) et, plus fondamentalement, contre l’arrogance, la corruption et l’ineptie du gouvernement.

Le slogan sans cesse répété, était alors : « Qué se vayan todos », « Qu’ils s’en aillent tous ».

Entre janvier et mai 2002, on a pu compter 11 000 actes de protestation à l’échelle du pays, auxquels ont participé plus de 600 000 (2) personnes.

Le mécontentement des Argentins est sans commune mesure : certains analystes parlent « d’éveil soudain de la société civile » (3). Comme si cette dernière - consciente de ses droits et devenue plus exigeante au fur et à mesure du temps et de la démocratie - en avait soudain eu tellement assez qu’elle aurait décidé de « cogner fort » pour que ses droits soient respectés. Lors de la transition démocratique en 1983, Alfonsín perdit petit à petit l’appui de la population, cet appui massif et quasiment inconditionnel qui lui avait permis de devenir président de la République. Les Argentins avaient perdu confiance en lui mais ne remettaient pas en cause le modèle démocratique. Plus de vingt ans plus tard, c’est dans la classe dirigeante dans son ensemble que le peuple Argentin a perdu confiance. La situation est donc grave et cette réponse protestataire violente s’est principalement structurée autour de ce que l’on peut appeler, selon Pierre Rosanvallon, « le sentiment de mal représentation politique » (4).

Cette crise de représentation politique est ressentie par l’ensemble de la population mais a surtout affecté la classe moyenne. Selon Juan Carlos Portantiero, le phénomène le plus nouveau du moment est surtout « la désobéissance civile de la classe moyenne : jamais on n’a vu ce degré de mobilisation, d’abord si spontanée (…) et ce qui est aussi inédit, c’est la coupure quasi-totale des rapports entre politique et citoyenneté (5). En effet, le véritable problème sous-jacent depuis des années et qui se manifeste ouvertement en 2001 réside dans le fait que les Argentins ne se sentent plus représentés par leurs leaders, et considèrent que le pacte entre le peuple et ses dirigeants a été rompu. Il existe un décalage entre les intérêts des dirigeants en place et les besoins réels et concret de la population ; une frustration entre ce que l’on attend de la politique et ce que la politique peut effectivement faire.

Cette mobilisation sociale remet-elle en cause le système démocratique ?

A priori, non. Juan Carlos Portantiero signale même que les sondages montrent une valorisation croissante de la démocratie et une dévalorisation du rôle des partis politiques, notamment si l’on compare les périodes précédant et suivant les événements de décembre 2001. Ainsi, en octobre, 60 % des répondants, opinaient qu’il ne peut être question de démocratie sans partis politiques. Ce chiffre tombait à 47 % en février 2002. Par ailleurs, dans ce dernier sondage, 20 % des répondants disaient avoir participé à une assemblée de voisins ou à une marche de protestation durant les deux mois précédents (6). Il ne semble donc pas y avoir de contradiction entre la mobilisation sociale et la démocratie.

II. Une crise identitaire

Au-delà du clivage entre gouvernants et gouvernés, certains politologues comme Marcos Novaro, accordent une importance capitale à la trame du discours qui sous-tend la vie collective en Argentine : « La crise actuelle (…) est la preuve d’un échec (…) non pas de la mondialisation, du néolibéralisme, du système de partis, ou de la convertibilité, mais un échec beaucoup plus complexe et qui concerne, dans une large mesure, les mythes, les récits et les identités avec lesquels les citoyens de ce pays ont vécu depuis plusieurs décennies » (7). La société argentine a une certaine image d’elle-même, qui la conduit à interpréter l’histoire de son pays à sa manière : comme le dit Carlos Altamirano, l’autoritarisme d’avant 1983 est pour beaucoup d’Argentins le résultat de l’action d’un groupe qui a utilisé les militaires à ses propres fins, plutôt qu’un problème de la société dans son ensemble. Cela correspond à l’image d’une société toujours opprimée par une minorité, ce qui tend à produire une auto-représentation collective plus positive que ce que l’histoire du pays révèle. En ce sens, Emilio de Ipola suggère qu’il existe « une certaine tendance de la société à se victimiser », une prédisposition à penser que « c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre » (8). Durant les années 1990, c’est l’argument de l’« Etat mafieux », qui se consolide pour expliquer tous les problèmes du pays. Aussi, le mythe de l’Argentine promise à la gloire, profondément ancré dans l’imaginaire national, a toujours cours depuis la crise, tout comme les mécanismes d’auto victimisation pour expliquer les avatars du pays. Il s’agit de la conviction que l’Argentine est destinée à un avenir brillant. Or le pays fait fausse route, s’éloignant de plus en plus de ce qu’il a été, ou plutôt de ce qu’il devrait ou aurait dû être. L’objectif premier des Argentins est de freiner la décadence du pays : « L’Argentine grandiose existe, puisqu’on l’a vécue, mais elle est dormante » (9). Cette représentation glorieuse du pays a tendance à accroître chez les Argentins ce sentiment d’injustice et d’incompréhension vis-à-vis de la classe dirigeante. Leur réponse à la crise de 2001 a été d’autant plus violente que l’image de ce que devrait ou aurait dû être leur pays était réellement grandiose. Les Argentins ont souvent tendance à se considérer comme faisant partie d’un pays qui naturellement serait promis à de grandes choses, peut-être parce qu’ils se considèrent comme de grands hommes. Tout ceci reste symbolique et ne constitue qu’une interprétation possible de la violence de la crise de 2001.

Notes :

(1) : Gel partiel des comptes bancaires

(2) : D’après des données tirées du Secrétariat de la Sécurité intérieure du gouvernement argentin (Clarin, 18 juin 2002)

(3) : Victor Armony, op cit., p. 150

(4) : Pierre Rosanvallon, Le peupleintrouvable, Paris, Gallimard, 1998, p. 146

(5) : Juan Carlos Portantiero, entrevue réalisée par Jorge Halperin, 3 puntos, n° 239, 24 janvier 2002

(6) : Juan Carlos Portantiero, « Los desafios de la democracia », TodaVIA (Fundacion OSDE), septembre 2002

(7) : Marcos Novaro, « Entre lo delirante y lo contradictorio », La Nacion, 3 mars 2002

(8) : Emilio de Ipola, « Debate », La ciudad futura, n° 51, août 2002

(9) : Victor Armony,op cit., p. 171