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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Caracas, Venezuela, juillet 2003

Alerte précoce au Venezuela. Présentation de la situation conflictuelle du Venezuela

Venezuela 2001 - 2003, le processus de construction politique d’une situation conflictuelle pouvant être transformée en un conflit armé interne.

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Lundi 14 juillet 2003, 7 heures du matin. Je prends le bus de banlieue qui me conduit à Caracas. Avant d’arriver au centre-ville le bus traverse une sorte de bidonville, il s’agit d’un « Barrio » : résultat d’une migration économique interne très importante, Caracas est totalement entourée par de nombreux « barrios » formant une très impressionnante « ceinture de misère ». Après ce qui pourrait être appelé « un baptême dans les eaux de la misère », j’arrive au centre-ville. En traversant le quartier des affaires, façonné par les modernes tours des banques, des entreprises financières, des compagnies pétrolières, etc. je me sens comme dans une ville et dans deux mondes.

Cette fracture de la ville entre centre et périphérie est doublée d’une fracture encore très étonnante du centre-ville. Ce dernier est divisé en deux territoires. Le quartier colonial avec sa « plaza Bolivar » est le territoire des « pro-chavistes ». Le quartier des couches moyennes et élevées avec sa « plaza Altamira » est le territoire des « anti-chavistes ». Je me rends dans les deux quartiers, je parle avec des gens… La fracture territoriale illustre une opposition politique fondamentale entre ceux qui soutiennent « la révolution de Hugo Chavez » et ceux qui s’y opposent. Ce qui me semble le plus grave : ces deux groupes sont en train de passer de l’affrontement politique à la haine sociale. Je me pose des questions : s’agit-il vraiment de deux mondes distincts ? Quelles sont les relations qu’ils entretiennent, s’agit-il d’interdépendance, d’opposition, d’affrontements ? La paix est-elle menacée au Venezuela ?

Devant la complexité de la situation vénézuélienne actuelle, j’ai choisi de me pencher sur cette fracture en tant que possible facteur de violence.

Le dialogue avec Mme Teolinda Bolivar, enseignant-chercheur à l’Université centrale du Venezuela, qui travaille avec des populations des quartiers pauvres de Caracas, me donne davantage d’outils pour mieux comprendre le Venezuela d’aujourd’hui. Elle me parle, non sans douleur, des espoirs mis sur le mouvement politique pro-chaviste et des désillusions produites, ainsi que des profondes divisions, des clivages et des sentiments de haine se développant au sein de la société vénézuélienne.

Pétrole et démocratie

Depuis les débuts de son exploitation, le pétrole constitue l’axe majeur autour duquel tourne l’économie vénézuélienne, ce qui a été renforcé depuis l’explosion du prix du baril des années 1970. En 2003, le pétrole est directement ou indirectement responsable de plus de 40 % de l’activité économique au Venezuela. Il constitue plus de 50 % des recettes fiscales et plus de 80 % des devises.

La richesse du Venezuela, due à ses réserves de pétrole, serait-elle, paradoxalement, à la source de ses crises sociales, économiques et politiques ?

La plupart des États latino-américains actuels sont le fruit d’un processus d’indépendance politique vis-à-vis de l’empire colonial (Espagne, Portugal, XIXe siècle) caractérisé par le « transfert » du pouvoir d’une élite étrangère à une élite locale issue de cette dernière. Les nouveaux États indépendants ont été reconstruits avec, au cœur, un régime de monopole du pouvoir politique, économique, culturel, militaire de la part d’une minorité l’exerçant sur et sans la majorité de la population. Cette organisation a favorisé la gestion des États sous la forme patrimoniale.

Au Venezuela le patrimonialisme a toujours été au cœur des pratiques d’exercice du pouvoir politique et des modalités de gestion de l’État, notamment à partir de l’exploitation du pétrole. Si le patrimonalisme est compris comme la mise des ressources publiques au service d’un groupe déterminé, l’importance du pétrole est évidente. Issu de la terre vénézuélienne, le pétrole appartient à tous les Vénézuéliens. N’étant la propriété de personne, il revient à l’État, et donc concrètement aux autorités politiques représentant le peuple, d’en assurer sa gestion. L’État a la responsabilité d’exploiter le pétrole et par la suite de restituer les gains financiers, fruits de cette exploitation. Ce que l’État fourni à la population sous forme de services publics (éducation, santé, infrastructure, etc.) n’est pas le fruit de l’effort et de la participation de la population. C’est le fruit d’une restitution de la richesse nationale –le pétrole- qui revient à tous les Vénézuéliens. Il ne s’agit donc pas de « redistribution », il s’agit de « restitution ».

Voilà les origines d’une première fracture : la population vénézuélienne a été encadrée dans des relations de dépendance économique vis-à-vis de ses autorités politiques. Les autorités politiques savaient que, pour avoir un soutien politique de la part d’un groupe, d’une personne, etc. elles pouvaient utiliser leurs capacités de restitution de l’argent du pétrole. L’État s’est organisé fondamentalement pour distribuer la richesse issue du pétrole, la société pour accéder à cette distribution de la façon la plus généreuse possible. Les autorités politiques avaient de plus en plus le rôle d’administrateurs, de gestionnaires, de burocrates. La société le rôle de réceptrice. Pour cette dernière, le soutien politique donnait accès aux richesses du pétrole, pour les autorités la rente pétrolière donnait accès à la rente politique. Ce jeu de positionnements entre autorités politiques et groupes sociaux, axé sur la distribution et la captation des richesses issues du pétrole, est devenu la véritable logique des relations politiques vénézuéliennes déterminant par là les enjeux locaux de la démocratie.

Les partis politiques, spécialement « Accion Democratica » et « COPEI » se sont alors positionnés comme des récepteurs privilégiés de la rente pétrolière en tant que représentants de la société lorsqu’ils n’étaient pas au gouvernement, et comme des administrateurs et des distributeurs de la rente pétrolière lorsqu’ils gouvernaient. Ils sont rapidement entrés dans une dynamique de transformation structurelle en devenant des partis pétroliers et des partis d’État. Tous les autres groupements politiques, de droite, de centre et de gauche, sont entrés dans ce jeu d’échange soutien politique/soutien financier, sauf la petite minorité de révolutionnaires choisissant plutôt la lutte armée dans les années 1970 et l’exclusion politique par la suite.

Voilà aussi les origines de « la paix vénézuélienne » : la diversité des pratiques de distribution des richesses du pétrole permettaient aux autorités politiques de piloter les différents groupes sociaux, d’apaiser les possibles conflits, d’acheter la paix. Alors que de nombreux pays latino-américains connaissaient des régimes dictatoriaux et des guerres civiles, le Venezuela était remarqué par sa stabilité politique et sa paix sociale. Ceci grâce aux fondements pétroliers de sa démocratie.

Voilà, enfin, la fragilité d’une telle démocratie. Fragilité économique d’abord. Lorsque les prix du pétrole chutent, l’économie s’effondre. La population exige les services auxquels elle est habituée à des autorités politiques qui n’ont plus les moyens de la satisfaire. La contestation se manifeste, la crise économique devient crise politique. La source de la richesse et du pouvoir de ces dernières s’effondre emportant avec elle leur légitimité.

Fragilité symbolique ensuite : la société vénézuélienne, autorités politiques et intellectuels compris, a établi le mythe de la durabilité de leur richesse : celle-ci n’étant pas le produit des avatars humains mais étant donné par la nature, voire par la providence… Personne ne songeait donc à envisager une crise profonde, personne n’imaginait d’alternatives possibles, le pétrole coulant des profondeurs de la terre vénézuélienne donnait un sentiment de sécurité et de confort sans effort.

De la rébellion populaire de 1989 ou « Caracazo » à l’élection d’Hugo Chavez en 1998

Dans les années 1980 et 1990 l’Amérique latine a tenté de mettre en place un ensemble de réformes sociales, politiques et économiques importantes, dans le sens de la démilitarisation des rapports sociaux, de la démocratisation du pouvoir et de la libéralisation de son économie, non sans difficultés et sans oppositions. Le Venezuela a connu les mêmes phénomènes à cette époque : c’est en 1989 que des changements commencent à être mis en œuvre, provoquant de la part de la population un refus des nouvelles orientations, notamment en matière économique, et une contestation active forte. À cette époque les prix du pétrole chutent de façon drastique. L’économie vénézuélienne s’effondre et la politique entre en crise, sans que la société n’ait les ressources matérielles et symboliques nécessaires pour inventer et mettre en œuvre des solutions efficaces et responsables.

En février 1989, les couches populaires et les classes moyennes décident de manifester publiquement leur désapprobation du système social, politique et économique, et de s’opposer frontalement aux réformes en cours. Une rébellion populaire de grande ampleur s’est déployée à Caracas. Celle-ci a dynamité le nouveau gouvernement Pérez ainsi que la légitimité du système en vigueur : d’une part, les autorités politiques ont expérimenté l’opposition de la population qu’elles censaient représenter ; d’autre part, la population commençait à formuler des demandes dans le sens d’une réforme complète du système. Face à une situation sociale en effervescence, le Venezuela a connu en 1992 deux tentatives de coup d’État venant de groupes militaires, avec à la tête le général Hugo Chavez. Bien que celles-ci aient échoué, elles ont fait basculer le gouvernement dans une crise tout en renforçant les aspirations réformatrices et contestataires. Le nouveau Président Caldera s’est mis à faire à la population de nombreuses promesses « contre le libéralisme, pour la justice sociale, contre la corruption politique » etc. Pendant le gouvernement Caldera, la population avait le sentiment que ces promesses n’étaient pas tenues et que le gouvernement agissait dans le sens contraire.

Tout au long des années 1990, le Venezuela a vécu dans un climat d’agitation politique doublé par des crises économiques fortes dues, notamment à la dépendance de l’économie vénézuélienne du prix international du pétrole : la forte diminution du prix du pétrole en 1998 a contribué à la crise économique qui, à son tour, se déclinait par l’aggravation de la crise politique.

Les partis politiques traditionnels n’ont pas su répondre aux attentes de la population. Ils ont cru pouvoir continuer à contrôler la situation par le biais du clientélisme tout en gérant l’État de façon patrimoniale. L’aggravation des conditions économiques de la majorité de la population et le sentiment d’être spolié des richesses nationales par une élite pétrolière corrompue ont empêché les partis politiques traditionnels qui se partageaient le pouvoir de continuer à être les agents de redistribution de la rente pétrolière.

Pour autant, s’il n’y avait pas des alternatives, l’idée d’un changement fondamental et urgent du système s’était répandue auprès d’une classe moyenne en processus d’appauvrissement et d’une couche pauvre qui commençait à connaître des conditions de misère. La conviction que l’économie se dégradait sans aucune solution en vue, que les institutions politiques étaient habitées par la corruption, que les autorités politiques n’étaient plus capables de gouverner, qu’il fallait réformer le système d’élections afin d’établir une véritable représentativité de la société civile, que la majorité de la population vénézuélienne s’appauvrissait de plus en plus alors qu’elle vivait sur une mer de pétrole, que le Venezuela allait droit dans le mur… a favorisé fortement le souhait de voir venir un changement politique fort.

En 1998, la contestation montait, l’opposition s’organisait.

Il ne s’agissait pas d’une opposition aux autorités ni au parti au pouvoir, c’était une opposition au système. Le groupe qui avait tenté les coups d’État en 1992 avait connu deux grandes mutations : il s’était élargi de façon très importante et il avait opté pour la voie légale pour arriver au pouvoir. Un parti politique à été organisé et un mouvement s’est mis en marche. Son leader, le général Hugo Chavez, est devenu candidat à la Présidence de la République. Ce mouvement-parti politique, appelé « Mouvement de la Vème République » (MVR) avait comme objectif mettre en œuvre une « révolution ». Chavez, perçu comme un leader charismatique, a axé sa campagne sur des promesses concernant la lutte sans merci contre la corruption et en faveur de la justice sociale. Dans la lignée du messianisme politique latino-américain, Chavez se présentait comme un véritable rédempteur du système social, politique et économique vénézuélien.

La campagne était fondée sur l’affirmation suivante : la situation de pauvreté dans laquelle vit la majorité de la population, alors que le pays est très riche en pétrole, ne peut s’expliquer que par la richesse d’une minorité : c’est parce que cette minorité s’est approprié ce qui appartient à tous les Vénézuéliens que la pauvreté existe. Il est grand temps de renverser la situation pour arrêter cette spoliation et rendre à chaque vénézuélien ce qui lui revient.

Un tel but a provoqué l’enthousiasme et l’engagement d’une grande partie de la population vénézuélienne, notamment des plus démunis, ainsi que la méfiance d’une autre partie, notamment la plus riche. En effet, l’alliance entre la gauche et l’armée donnant naissance à des militaires révolutionnaires n’était pas nouvelle en Amérique latine. Chavez était très fortement soutenu par des groupes ayant participé aux mouvements de guérilla des années 1970 qui étaient restés dans une position idéologique et sans pouvoir vraiment s’incorporer aux procédures démocratiques.

La majorité de la population, ayant le sentiment d’être victime d’un système de corruption ancré au cœur des institutions et des élites politiques, a décidé de provoquer un tournant profond en élisant Hugo Chavez à la Présidence en décembre 1998. C’était le choix pour une réforme, voulue tellement importante que le nouveau Président Chavez l’a appelée « révolution ».

De 1999 à 2001, les prix du pétrole ont grimpé de façon très importante. Le nouveau Président a pu commencer à mettre en œuvre de nouveaux programmes sociaux, la construction d’infrastructures, d’importantes augmentations des salaires, etc. Pendant les deux premières années de son mandat le nouveau Président avait plus de 80 % de la sympathie de la population.

Du projet révolutionnaire à la construction de la paix

Le Président Chavez, conforté par le soutien massif de la population, se réconfortait dans l’idée d’être le gouvernant qu’il fallait, que le Venezuela avait trouvé, enfin, le « bon » gouvernant. Il a mis en marche un processus politique nouveau à trois dimensions.

En amont, il affirmait que c’était la première fois que le Venezuela connaissait une véritable démocratie. Les gouvernements précédents étaient tous les partisans d’une fausse démocratie : ils s’érigeaient en représentants de la société alors qu’ils ne cherchaient que leurs intérêts de classe. Il s’agissait, selon lui, d’une minorité oligarchique ayant monopolisé la richesse économique et le pouvoir politique. Tous les gouvernements l’ayant précédé avaient cherché, d’abord, leur enrichissement privé et avaient produit la dégradation des conditions de vie de la population. C’était cela, à son avis, la véritable corruption du système.

Le Président a voulu mettre en œuvre une démarche politique de remplacement de la démocratie représentative par la démocratie participative. La population n’aurait plus de représentants politiques, et elle-même, par sa participation au nouveau projet révolutionnaire, deviendrait le seul protagoniste de son destin. La révolution ne serait pas le fruit d’une élite mais d’un peuple lancé dans une odyssée révolutionnaire.

Les anciens responsables et leaders politiques, considérés comme responsables de la crise vénézuélienne et esclaves du système ancien, ont été exclus du projet de construction de cette forme de démocratie : n’appartenant pas au « peuple révolutionnaire » ils n’existaient pas. Les nouveaux leaders et responsables politiques étaient la véritable « voix du peuple », ils étaient « le peuple ». Un peuple qui retrouve dans son « lider » sa véritable identité, car c’est lui, issu du peuple, qui porte les intérêts du vrai peuple. Le « lider » connaît bien le peuple, ses attentes, ses souffrances, ses angoisses, ses rêves… il le comprend, et c’est pour cette raison qu’il lui revient la responsabilité de conduire les destins du peuple vers la révolution en marche.

Les autorités politiques à tous les niveaux, les institutions elles-mêmes, sont passées d’une domination charismatique à une relation de soumission : toutes les formes du pouvoir devaient fonctionner au service du peuple révolutionnaire et donc sous l’autorité du pouvoir éxécutif : le Président de la République centralisait en sa personne tous les pouvoirs. À partir de la croyance selon laquelle la totalité de la population vénézuélienne ne pouvait que le soutenir, que personne ne voulait s’opposer à sa révolution, le Président ne voyait pas que les conditions politiques qu’il imposait à l’ensemble de la société empêchait toute critique, voire des tentatives d’opposition. Le pouvoir politique s’est personnalisé. La démocratie représentative, les institutions politiques, les partis, ont été remplacés par le nouveau caudillo, le Président de la République.

La démocratie participative tant recherchée se transformait en un autoritarisme au sein du peuple révolutionnaire et en exclusion vis-à-vis de ceux qui n’adhéraient pas à la révolution. Elle est devenue fracture politique. Alors que l’opposition existait et qu’elle commençait à s’exprimer par le biais de critiques fortes au gouvernement de Chavez, ce dernier répondait par une radicalisation de sa vision politique en termes de luttes de classes. Pour l’opposition, Chavez était un nouveau caudillo autoritaire et populiste, pour Chavez l’opposition était constituée des élites oligarchiques qui voulaient reprendre le pouvoir pour continuer à exploiter le peuple. Lorsqu’il s’agissait de la population vénézuélienne, l’opposition l’identifiait avec ce qu’elle appelait « société civile » opposée au « projet castriste » de Chavez, ce dernier l’identifiait avec ce qu’il appelait « peuple révolutionnaire ». L’opposition a commencé à s’exprimer et à s’organiser. Pour ses dirigeants, ceux qui participaient à ces manifestations constituaient la véritable population vénézuélienne. Le gouvernement organisait à son tour des manifestations de soutien. Pour le Président Chavez, ceux qui participaient à ses manifestations constituaient le véritable peuple vénézuélien. La population vénézuélienne se scindait en deux.

Voyant l’opposition émerger et s’exprimer, et possédant les moyens d’exercer le pouvoir, le gouvernement s’est engagé dans une voie de radicalisation de sa vision politique : le Président affirmait qu’excepté la minorité oligarchique, la population vénézuélienne était avec lui. Il avait une vision monolithique de la société, comme un tout uniforme, sans nuances, sans divergences, sans opposition, sans aucune contradiction. Dans ce sens, le Président ne cherchait pas à adapter ses idées à la complexité sociale, il cherchait à faire l’inverse, c’est la société qui devait s’adapter aux idées du Président. Le peuple révolutionnaire, homogène et partisan du gouvernement est devenu l’objet d’une politique de contrôle social en vue d’empêcher la diversité « au nom de la révolution ». Alors qu’en réalité, ce peuple était traversé par des intérêts divergents, par des clivages, par des oppositions internes. Alors que le gouvernement n’acceptait l’existence que d’une pensée unique au sein de la population vénézuélienne, celle-ci continuait à refuser l’autoritarisme, à émigrer, faisant diminuer la population appartenant au « véritable peuple » et grossissant les rangs de l’opposition.

Une deuxième politique fut alors mise en œuvre, touchant le domaine éthique.

En affirmant que la cause de la crise vénézuélienne résidait dans le fait qu’une minorité s’était enrichi en s’appropriant de façon illégale les recettes pétrolières, en dépit de la majorité de la population, les thèses révolutionnaires opéraient une double association : entre l’illégalité et l’enrichissement d’une part et entre la légalité et la pauvreté, d’autre part. Ce qui entraînait une dissociation fondamentale, entre le travail et la richesse.

La richesse ne serait pas le produit de l’effort, du travail, du respect de la loi, tout au contraire, elle est le produit du pillage, de l’exploitation, de la corruption, de l’illégalité. La pauvreté, elle, ne serait à son tour que le fruit d’un travail quotidien régulier, de l’honnêteté et du respect de la loi…

Cette nouvelle éthique a été transmise spécialement aux couches les plus pauvres, dans les campagnes et surtout dans les « barrios » de Caracas. On disait aux populations pauvres : si quelqu’un peut utiliser le vol, le pillage et la rapine en étant riche sans être jugé, lorsqu’on est pauvre il devient tout à fait normal de lutter pour sa survie par tous les moyens, y compris par les moyens qui ont été utilisés auparavant par les riches : de telles pratiques ne pourraient jamais être jugées, il ne s’agirait que d’une redistribution de la richesse par d’autres moyens, autrement dit, de justice sociale.

Le Président Chavez affirmait en public, à la télévision, que les personnes en situation de précarité ou de besoin avaient tout à fait le droit de prendre ce qui leur appartenait et qui leur avait été volé. Afin de donner à manger à son enfant, une mère pouvait voler. Afin de cultiver, un paysan sans terre pouvait envahir une propriété privée non travaillée. Afin de s’en sortir, une personne pouvait faire du commerce dans la rue… Autrement dit : la moralité des actes d’un individu dépend désormais de la classe sociale à laquelle il appartient. Les pauvres, les exclus, les démunis, la « classe pauvre » du Venezuela est appelée à remplacer leurs valeurs éthiques traditionnelles car « au service uniquement des riches » par une éthique nouvelle construite sur l’idéologie de la lutte des classes.

Cette nouvelle éthique officielle fut alors utilisée à des fins politiques précises : les invasions de terrains, qui constituaient pour autant des propriétés privées, se multipliaient. Les vols et les pillages de magasins, de supermarchés, devenaient monnaie courante sans aucune sanction. Des commerçants ont envahi les trottoirs et les rues du centre colonial de Caracas en installant leurs petits commerces… Tout ceci a provoqué le mécontentement de la population productive du pays : les producteurs agricoles dans les campagnes et les commerçants dans les villes.

Cette politique a eu des effets désastreux sur la société vénézuélienne.

Les nouvelles autorités révolutionnaires n’étaient pas préparées à l’exercice des postes de gouvernement aux exigences professionnelles, scientifiques et techniques importantes. Peu d’économistes au ministère de l’Économie, peu de pédagogues au ministère de l’Éducation, etc. Le gouvernement était composé de nombreux militaires, de militants de l’extrême gauche, de leaders populaires. Ces derniers semblaient ne pas disposer des ressources nécessaires pour répondre efficacement à la complexité de leurs tâches. Les promesses révolutionnaires tardaient à se mettre en place, la population pauvre avait l’impression qu’un fossé se creusait entre les discours officiels et les pratiques gouvernementales. Des germes de désillusion, voire de critiques, commençaient à se développer au sein du « peuple révolutionnaire ».

À cela est venu s’ajouter un autre phénomène. En raison de la nouvelle éthique, ces nouvelles autorités se sont senties autorisées à ignorer la loi, à piller les ressources de l’État, à adopter des pratiques de corruption plus ou sinon au moins aussi graves que celles de leurs prédécesseurs qu’ils condamnaient avec tant de fermeté. Les ressources publiques arrivaient de moins en moins à la population. Et lorsqu’elles arrivaient, elles étaient la récompense à un soutien politique fort : beaucoup de personnes ayant soutenu le projet révolutionnaire commençaient à se sentir trahies. Le gouvernement était alors accusé de corruption par l’opposition, en même temps il perdait de la crédibilité aux yeux de la population censée soutenir aveuglément la révolution.

Malgré le discours révolutionnaire en termes de justice sociale, les couches moyennes, celles qui avaient donné à Chavez la victoire en 1998, subirent un changement profond : en 1997, à la veille de l’arrivée de Chavez au pouvoir, la classe moyenne constituait 31 % de la population vénézuélienne, deux ans après le gouvernement Chavez, en 2000, celle-ci ne constituait plus que 11 % de la population : 20 % de la population était passé de la catégorie « moyenne » à la catégorie « pauvre ».

En 2000, les anciens dirigeants politiques ne sont plus les seuls à s’opposer frontalement au gouvernement Chavez. Il faut compter maintenant avec l’Église catholique, les moyens de communication sociale, les institutions éducatives notamment les Universités, les syndicats, les intellectuels… qui ont été alors victimes du contrôle officiel, dans certains cas de menaces, dans d’autres de répression violente. À ce stade où, à la dégradation socio-économique de la majorité de la population vient s’ajouter la restriction de la liberté, l’opposition gagnait du terrain avec, désormais, le soutien de nombreux pays, notamment celui des États-Unis et de l’Europe, dans sa lutte pour la liberté.

Les limites de l’action gouvernementale, l’appauvrissement des couches moyennes, les difficultés qui continuaient à frapper les populations les plus pauvres, le sentiment de désillusion qui commençait à se répandre ont entraîné qu’une grande partie de la population des couches moyennes et pauvres, ayant cru et soutenu le projet révolutionnaire de Chavez, lui retire son soutien avec la même détermination dont elle avait fait preuve en votant pour lui en 1998.

Le « peuple révolutionnaire », quant à lui, se transformait en un mélange de groupes ayant encore un espoir dans le projet révolutionnaire, ainsi que des groupes sachant se positionner par rapport à l’État afin d’avoir accès aux « biens de la révolution ». De cette façon, le gouvernement Chavez, en récompensant les groupes qui le soutenaient, reconstruisait la démarche originale d’échange de la rente pétrolière par le soutien politique. Lorsque le soutien populaire se réduisait de façon importante, le gouvernement augmentait ses faveurs auprès notamment des populations pauvres, afin de s’assurer de leur soutien.

La « volonté du peuple révolutionnaire » était alors le fruit d’une construction réalisée par le Président de la République. La « révolution » non seulement reproduisait les mêmes problèmes qu’elle disait combattre mais en plus elle créait de nouveaux problèmes, notamment dans le domaine symbolique. Les groupes qui portaient leur soutien à Chavez, obligés de suivre la ligne de pensée officielle, étaient conduits à abandonner la notion de délinquance et à considérer comme totalement obsolète la notion d’éthique. C’est l’un des plus grands bouleversements induits par la révolution de Chavez.

La désillusion s’est transformée en opposition politique. Une opposition issue de l’intérieur du mouvement révolutionnaire, elle n’était pas le produit des anti-révolutionnaires, mais plutôt la fille des révolutionnaires déçus. En 2000, l’opposition avait grandi et cherchait des moyens légaux pour évincer Chavez du pouvoir. En 2001, alors qu’elle tentait de s’organiser dans un contexte difficile, elle a décidé de passer à l’acte : un premier « paro civico » fut réalisé le 10 décembre. À la surprise générale, la quantité de personnes l’ayant soutenu à dépassé toutes les expectatives, non seulement celles du gouvernement, mais également celles de l’opposition elle-même. Cela a marqué, pour beaucoup, le début de la fin de la révolution de Chavez. Le mouvement s’est amplifié continuellement. Le gouvernement organisait à son tour des manifestations de rues, mobilisant ses sympathisants. En 2002, le nombre de ceux-ci commençait à être dépassé par le nombre d’opposants.

Le premier affrontement eut alors lieu. Alors que l’opposition manifestait dans la rue, le 11 avril 2002, elle fut l’objet d’une répression violente ayant entraîné 17 morts. Malgré le départ puis le retour de Chavez sur fond de coup d’État échoué et le soutien qu’il a reçu à Caracas par une partie de la population, l’opposition s’est affirmée comme populaire et massive se positionnant comme « la société civile vénézuélienne ».

D’autres manifestations ont suivi, massives, immenses, impressionnantes. Les « pro » et les « anti » continuent à s’affronter politiquement. Les premiers défendent le projet révolutionnaire de Chavez, les seconds demandent un référendum pour la destitution démocratique de Chavez. Chacun des deux blocs est capable de rassembler un million de personnes dans la rue, de réunir trois millions de signatures pour soutenir sa position. Ils continuent à s’accuser mutuellement, dans une démarche de diabolisation réciproque.

L’intransigeance des uns et des autres et la radicalisation de leurs positionnements favorisent le développement d’un sentiment de haine réciproque. Si la révolution a commencé en considérant les riches comme des voleurs et des délinquants, cette croyance est maintenant doublée de son contraire : « les pauvres » considèrent les riches comme des voleurs, et vice-versa.

Cette démarche juridico-éthique ne sert qu’à intensifier la politique de « lutte des classes ».

Conclusion

Parmi les nombreuses personnes que j’ai rencontrées, la plupart se positionnaient dans l’un ou l’autre camp : rares étaient celles qui, ne se laissant pas entraîner dans le conflit, avaient un regard moins idéologique ou moins passionné en se plaçant comme de possibles acteurs d’une véritable paix. Dans ce sens, j’ai rencontré des habitants des « barrios », des intellectuels, notamment Mme Teolinda Bolivar, enseignant chercheur à l’Université centrale du Venezuela, qui, avec son expérience et son regard serein m’a montré qu’il est possible de travailler pour la paix dans le Venezuela d’aujourd’hui. Je crois que si je dois retenir une chose, c’est bien celle-ci : travailler pour la paix au Venezuela est aujourd’hui urgent. Des conditions favorisant l’explosion d’un conflit armé continuent d’être mises en place. Des liens se tissent avec le conflit colombien. Serions-nous devant la construction d’une nouvelle guerre civile ?