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, Paris, November 2007

La puissance et l’histoire, ou les grandes étapes de la guerre et de la paix

Les racines de l’architecture géopolitique internationale permettent de mieux comprendre l’essence de la guerre et de la paix.

Pour bien comprendre l’essence de la géopolitique, donc de la guerre et de la paix, je pense qu’il est indispensable de retracer les racines de l’architecture géopolitique internationale puisque celle-ci consiste en un agrégat de systèmes superposés les uns sur les autres. La politique américaine des années 2000, par exemple, suit les principes de la géopolitique impériale classique. Et lorsque les dirigeants français parlent d’un retour à un équilibre des puissances, ils se réfèrent au système mis en place au 17ème siècle.

La caractéristique principale de la politique internationale, par rapport à la politique tout court, est l’absence d’entité gouvernant les relations entre les acteurs de l’échiquier international. En d’autres termes, la politique internationale fonctionne au mieux selon un régime d’autogestion, au pire de manière anarchique. Pour reprendre les termes des philosophes, c’est un état de nature où chacun lutte pour défendre son territoire et pour augmenter sa puissance. De l’état de nature à l’état de guerre, il n’y a qu’un pas aisément franchi. A la différence des sociétés qui sont toutes régies par un gouvernement plus ou moins légitime, cet état de nature entre les nations ne s’est jamais transformé en un contrat social unissant toutes les nations du monde. Tout au plus, quelques règles sont établies mais sans qu’une entité supérieure ne puisse les faire respecter coûte que coûte. En somme, l’état de nature sauvage, au mieux, se transforme un état de nature policé. Mais il reste un état de nature.

En pratique, ce sont donc les entités politiques qui tiennent les premiers rôles au sein du système, y compris dans le cadre de la sécurité collective telle qu’elle est incarnée aujourd’hui par l’Organisation des nations Unies. Suivant leur puissance par rapports aux uns et aux autres, les États ont deux options : tenter de maintenir le statu quo ou tenter de le renverser à leur profit. Dans le premier cas, il s’agit de gérer la puissance, dans le second de l’exploiter.

Dès lors que les États sont en relation les uns avec les autres, ils agissent au sein d’un système, qu’il soit régional, continental ou planétaire. Ce système peut être homogène, c’est à dire que les pays sont semblables sur le plan politique, idéologique ou religieux. L’Europe de l’Ancien régime était un système parfaitement homogène. A contrario, la géopolitique de la guerre froide se caractérisait par l’hétérogénéité du système où tout ou presque opposait le bloc soviétique du bloc occidental.

Géopolitique des Empires

D’un point de vue historique, on peut noter une évolution des régimes internationaux. Jusqu’au 17e siècle, et avec des exceptions évidemment, c’est le système impérial qui prédomine. L’histoire, durant deux millénaires, se concentre autour de plusieurs centres de gravité, d’abord au Moyen Orient, puis aux extrémités occidentales et orientales du continent eurasiatique ainsi qu’autour de l’Asie centrale. Pendant longtemps, la dynamique géopolitique se résume en une confrontation entre les empires sédentaires et les empires nomades. Sumer, l’Assyrie, La Perse achéménide, Athènes, la Macédoine, l’empire Maurya, la Chine, Rome, Byzance sont des empires de sédentaires. Attila, Gengis Khan, Tamerlan oeuvrent pour les nomades de la steppe. Les empires arabes et turcs sont à cheval entre deux ces cultures.

La géopolitique impériale est fondée sur les rapports de force, sur la puissance militaire, sur la capacité à gérer politiquement les territoires conquis. Le rôle du clergé, nécessaire au maintien de l’empire, est primordial. La religion est un élément politique fondamental, à la fois source de stabilité et de violence parfois extrême. L’armée est un élément incontournable de la politique impériale et il arrive souvent que l’appareil militaire soit partiellement privatisé.

Géopolitique de l’Équilibre

C’est après la chute du dernier empire nomade, celui de Tamerlan au 15e siècle, que la géopolitique impériale va lâcher son emprise. C’est en Europe, celle-ci complètement marginalisée durant près de mille ans, que va s’effectuer la grande révolution géostratégique au 17e siècle. Celle-ci suit le plus grand cataclysme qu’ait connu l’Europe jusque là, celui de la guerre de Trente ans et ses millions de victimes militaires et civiles. La guerre de Trente ans, nourrie de violence religieuse entre catholiques et protestants, est d’abord une confrontation entre, d’un côté, les grandes puissances impériales de l’époque et, de l’autre, les grandes nations modernes qui émergent à ce moment : la France, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas. C’est en 1648 que sont signés les accords de paix en Westphalie. Ces accords vont complètement reconfigurer la géopolitique de l’Europe tout en établissant un nouveau code qui va régir les relations internationales durant plusieurs siècles. C’est en 1648 que naît l’État moderne. C’est à partir de là que l’Europe devient véritablement le centre de gravité de la géopolitique internationale, alors que la colonisation bat son plein depuis quelque temps déjà.

Le système westphalien est très particulier. D’abord, c’est un véritable régime de gestion de la puissance. L’objectif de ses architectes est de maintenir la viabilité du système. Pour cela, deux règles sont établies. La première interdit l’ingérence dans les affaires internes des autres États, principalement pour éviter les conflits religieux transnationaux. La seconde règle impose une politique de l’équilibre entre les pays, sachant qu’aucun État ne doit devenir puissant au point de renverser l’équilibre à son profit. L’Angleterre, restée en dehors de la guerre de Trente ans, va agir en quelque sorte comme l’arbitre de l’équilibre continental. La France, pourtant l’architecte principale de la paix westphalienne avec Richelieu et Mazarin va tenter à plusieurs reprises de renverser l’équilibre à son profit. Toujours, l’Angleterre va contrecarrer ses plans. De là naît l’opposition entre la puissance maritime, incarnée d’abord par la Grande-Bretagne puis les Etats-Unis, et la puissance continentale représentée par la France, puis l’Allemagne, plus tard par l’Union soviétique.

Les instruments de la géopolitique de l’équilibre sont la diplomatie d’abord, la guerre ensuite, celle-ci étant une continuation de la première. Cette guerre est limitée dans ses objectifs puisque l’idée sous-jacente est de maintenir l’équilibre général. Néanmoins, la guerre est quasi-permanente dans un contexte où les guerres de succession se succèdent les unes aux autres.

Le système westphalien fonctionne bien jusqu’en 1789. Néanmoins, la Révolution française remet en cause la nature des régimes politiques et les normes sociales. Avec la Révolution naît l’idéologie et le nationalisme. Ces deux phénomènes vont se conjuguer pour anéantir un système de plus en plus anachronique. De leur côté, Jean-Jacques Rousseau et Emmanuel Kant remettent en cause à la fin du 18e siècle les principes de l’équilibre et prônent à la fois le fédéralisme et l’idée de la sécurité collective qui prendront corps au 20e siècle. Les Américains qui ont accomplit leur propre révolution en 1776 veulent imposer d’autres règles pour un nouvel ordre mondial. D’abord avec Thomas Jefferson, plus tard avec Woodrow Wilson.

C’est Napoléon qui fait exploser une première fois le système de l’équilibre westphalien en essayant d’imposer une géopolitique impériale mâtinée de nationalisme. Avec Napoléon, la guerre voit la montée aux extrêmes de la violence qui préfigure la guerre totale du 20e siècle. Malgré tout, les diplomates européens restaurent le système westphalien à Vienne en 1815. Un siècle plus tard, il va à nouveau voler en éclat.

Géopolitique du Chaos

Donc, mis à part la parenthèse 1789-1815, la géopolitique westphalienne – celle de l’équilibre donc - gouverne les relations internationales entre 1648 et 1914. Entre 1914 et 1915, nous assistons à ce qu’on pourrait appeler la géopolitique du chaos avec deux conflits mondiaux et les accords désastreux qui suivent la Première guerre mondiale. Entre les deux conflits, le président américain Woodrow Wilson propose une nouvelle révolution géopolitique avec la création d’un système de sécurité collective incarné par la Société des nations, ancêtre de l’ONU, et avec une notion qui remet en question la colonisation, celle du droit des peuples à l’autodétermination. La révolution wilsonienne n’aura jamais lieu puisqu’elle est engloutie par la seconde guerre mondiale.

Géopolitique des Tensions

La période de l’après guerre, celle de la guerre froide, commence dès la fin du conflit et perdure jusqu’en 1991 avec la chute de l’Union soviétique. On pourrait la caractériser comme une géopolitique des tensions. Malgré l’avènement des Nations Unies, la période est marquée avant tout par l’opposition entre deux superpuissances. Cette opposition, combinée avec la menace atomique, crée une espèce d’équilibre mais la dynamique de la guerre froide est l’antithèse de la dynamique westphalienne. L’équilibre est ici bi-polaire et non multi-polaire. Le système est hétérogène puisque les Etats-Unis et l’URSS proposent chacun leur modèle universaliste. L’ingérence dans les affaires d’autrui est omniprésente, même si elle est indirecte. La guerre est limitée mais dans ses moyens plutôt que dans ses objectifs, la montée aux extrêmes de la violence faisant partie intégrante des stratégies officielles. Surtout, le système westphalien visait à maintenir le statu quo alors que l’objectif des deux superpuissances durant la guerre froide est de renverser le statu quo. Néanmoins, cette période met fin à l’hégémonie européenne sur les relations internationales ; elle favorise la décolonisation et permet à l’ONU d’exister. Malgré l’importance des tensions idéologiques, la guerre froide reste une confrontation classique entre deux puissances ambitieuses dont la volonté, si elle n’est pas tout à fait impériale, est quand même hégémonique. Le schéma, ni tout à fait impérial, ni tout à fait westphalien reste classique puisque ce sont l’État et la puissance qui sont au cœur de la dynamique.

Géopolitique de l’incertitude

Avec la chute surprenante de l’Union soviétique en 1991, une nouvelle période commence. C’est une période d’incertitude. Il n’y avait pas eu véritablement de guerre entre Américains et Soviétiques mais il n’y a pas vraiment de paix non plus à la fin du conflit. En tous les cas, aucun accord n’est signé. Malgré l’effondrement de l’équilibre bi-polaire, faute d’acteurs, aucun autre système n’est mis en place, aucunes règles ne sont établies pour gérer l’ensemble.

Les effets de la mondialisation se font soudainement sentir et montrent que l’État n’est pas le seul acteur qui compte. ¿Mais peut-on dire pour autant que c’est la mondialisation qui désormais gouverne les relations trans-nationales? Les nouveaux paradigmes sur la fin de l’histoire ou sur le choc des civilisations qui émergent dès la fin de la guerre froide sont peu concluants.¿Certains dirigeants parlent d’un retour de l’équilibre multi-polaire mais peut-on vraiment parler d’équilibre alors qu’aucun système de gestion de la puissance n’a été mis en place?

En pratique, les Etats-Unis poursuivent logiquement la politique qui fut la leur durant la guerre froide et, sans l’obstacle soviétique, tentent de projeter leur immense puissance à l’extérieur afin d’imposer leur hégémonie sur le théâtre moyen oriental. Mais l’aventure irakienne révèle rapidement les limites d’une telle politique, même pour une superpuissance, la projection de la puissance militaire étant beaucoup plus compliquée dans un monde où la guerre est désormais considérée comme une faillite de la politique et non plus comme sa continuation. Il faut bien dire que la période de la guerre froide constitue une anomalie parmi les plus bizarres de l’histoire. D’abord, ça n’est pas vraiment une guerre même si la guerre en fit partie. C’est une période de très haute tension mais où les conflits, de par l’effet de la menace d’extinction de la planète par l’arme atomique, furent limités en nombre et en intensité. C’est aussi un moment où la superpuissance, partagée par deux États dominants et dominateurs, cohabite paradoxalement avec une limitation extrême de la puissance. Je m’explique. L’URSS et les Etats-Unis durant ces quatre décennies, écrasent tous les autres pays de leur supériorité mais ils sont incapables de réduire physiquement des adversaires de faible stature puisqu’ils ont pieds et poings liées par l’effet de leur rivalité.

Or, jusqu’au 20e siècle, le but de la puissance est bien de réduire ses adversaires, de les dominer et, le cas échéant, de les conquérir. L’Allemagne hitlérienne et le Japon se posent comme les derniers grands prétendants à la conquête d’un véritable empire au sens classique du terme. Ce qui n’équivaut pas à la fin des prétentions hégémoniques ni même impériales, mais c’est la fin de la grande poussée impériale, alors que se délitent au même moment les grands empires coloniaux.

De fait, le 20e siècle dans son ensemble, et je parle du point de vue géopolitique, est une période faite de ruptures et de révolutions qui, comme toutes les périodes de ruptures et de révolutions, nous offre un paysage bigarré et bizarre, où le passé coexiste avec le présent et le future. C’est pourquoi, en 2007, nous nageons en plein paradoxe, au sein d’un monde où nous avons perdu tous nos repères. Les uns nous parlent de mondialisation, les autres de la fin de l’État-nation, d’autres encore d’un nouvel équilibre des puissances ou d’un choc des civilisations. Certains affirment qu’il n’y a jamais eu autant de conflits, d’autres qu’il n’y en a jamais eu aussi peu. D’aucuns entrevoient une période de paix durable, d’autres envisagent un monde instable et menaçant. Certains se plaignent de la domination des Etats-Unis, d’autres de la montée en puissance de la Chine ou de l’Inde. L’hyperpuissance américaine fait peur mais on la voit sombrer dans un conflit de seconde zone. Le terrorisme nous angoisse sans qu’il débouche sur le moindre résultat politique. La prolifération nucléaire se fait menaçante alors qu’elle a à peine progressé depuis six décennies.

C’est qu’une lame de fonds a bouleversé notre monde. Noyés que nous sommes dans ce tourbillon, il nous faut pourtant établir nos repères pour éviter de sombrer dans un nouveau chaos. Our cela, la réflexion sur l’avenir de la gouvernance mondiale doit se nourrir d’idées nouvelles. Pour l’heure, nos dirigeants semblent plutôt contempler avec prudence un passé qui fut pourtant peu glorieux.