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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse

, Yaoundé, mai 2009

La fracture sociale comme contrainte au processus de démocratisation et à la paix en Afrique noire.

Comment la démocratie peut-elle prospérer dans un contexte d’inégalités profondes ?

Mots clefs : Culture et paix. Pluralisme culturel et éthique de paix | Afrique

Le moment de la percée des « vents d’Est » en Afrique fut également le temps de tous les espoirs dans ce continent (1). La démocratie qui y pénétrait avec plus ou moins de bonheur, portait en elle l’espoir des masses paupérisées et très souvent exclues des sociétés politiques africaines, de voir s’établir enfin un règne d’égalité des droits, d’accès à une vie plus digne et de justice sociale. Les gouvernés sentaient sourdre le temps de leur capacité à maîtriser la dévolution et le contrôle d’un pouvoir qui enfin - rêvait-on - revenait à son détenteur : le peuple souverain. « Le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple », longtemps confisqué par des régimes autoritaires, des hommes providentiels et autres « pères de la nation », revenait enfin à son détenteur le plus légitime. Les préoccupations politiques n’étant jamais détachées de leur contexte socio-économique, les peuples d’Afrique étaient en droit d’espérer par ricochet une amélioration de leur condition de vie en terme d’accès aux soins élémentaires, aux services de base et à la vie publique.

Malheureusement, tel n’a pas été le cas. La nappe de la misère s’est étalée sur des couches immenses des populations africaines condamnées à admirer une petite classe de la bourgeoisie et de l’élite politique gérer les affaires publiques, tout en croupissant elles mêmes dans la misère la plus intolérable. L’Afrique fait ainsi la triste expérience de la « fracture sociale. » Ce terme inventé par le philosophe français Marcel GAUCHET traduit une situation socio-politique caractérisée par le creusement d’un fossé entre l’élite, très souvent minoritaire, et les masses peinant à exister au quotidien (2). Si la démocratie renvoie à une forme de gouvernement où le peuple est le début et la fin de l’action politique, il paraît tout à fait contradictoire de la voir laisser coexister l’insolente richesse de la minorité avec l’extrême misère et l’exclusion sociale de la majorité de la population. Un contexte marqué par la coexistence de criardes inégalités peut-il laisser prospérer la démocratie et la paix sociale ?

I. La fracture sociale comme épreuve à la démocratie

A. L’échec du discours républicain dans les situations de société duale

Dans les situations d’exclusion, les institutions démocratiques n’ont pratiquement pas de marge de manœuvre pour réaliser l’idéal du vivre ensemble que porte aussi en lui la démocratie ; étant entendu que la démocratie c’est aussi le règne de l’ouverture, de l’acceptation d’autrui dont les critiques deviennent le ferment de l’évolution de la République. Les pratiques qui se développent et s’institutionnalisent dans des conditions d’exclusion sociale, d’ « apartheid social » sont une négation voire une perversion de la démocratie. Le clientélisme, politique élémentaire et le marchandage primaire du vote trouvent ici l’occasion de prospérer. Cette situation est si dangereuse que lorsque l’élite politico administrative est critiquée dans sa façon peu démocratique de gérer « la chose publique », le refuge est vite trouvé derrière le fait qu’il n’y a pas de modèle de démocratie, qu’il faut laisser les Africains aller à leur rythme. Cette rhétorique politique ne vise très souvent qu’à éviter le débat sur l’éthique de la gouvernance des Etats africains. La juxtaposition d’une richesse insolente et impudique avec une misère rampante et affolante a fini par créer une véritable « société duale » (3) dans les Etats africains, où le rêve est mort dans la jeunesse et la mélancolie installée chez des adultes désorientés. De nombreux enfants de quartiers populaires des zones urbaines meurent en bas âge pour des soins élémentaires. D’autres qui réussissent à résister aux maladies infectieuses et aux inondations des zones marécageuses finissent dans les petits métiers, le banditisme et le trafic des stupéfiants. Toutes ces personnes issues des couches défavorisées constituent l’armée des réservistes que des acteurs politiques viendront exploiter au gré de leurs ambitions de pouvoir (4). En moins d’un demi siècle d’existence, les Etats d’Afrique ont réussi à construire de façon extraordinairement rapide ce qu’il est convenu d’appeler le « Quart monde » (5). Dans cette perspective, il s’agit d’envisager de façon successive un état des lieux du rapport entre les inégalités sociales et la démocratisation de Afrique ; d’opérer une sociologie critique de l’environnement sociopolitique en Afrique ; et, d’étudier les stratégies à l’œuvre dans l’approfondissement concomitant de la fracture sociale et du dévoiement de la démocratie en Afrique.

B. Le dévoiement du jeu démocratique

Au risque de prêter le flanc à un afro pessimisme, qui a souvent présenté la démocratie comme un « luxe pour les Africains » (6), il faudrait également faire une épistémologie de la démocratie. La pluralité des paradigmes d’analyse de ce mode de gouvernement des Etats modernes permet assez aisément de faire une bonne sociologie de la situation sociale et des mœurs politiques en Afrique ; tant du côté des gouvernants que des gouvernés d’après la généreuse distinction introduite par Maurice Hauriou. L’on pourra se rendre compte que dans une espèce de « jeu coopératif », les exclus et les privilégiés du système sociopolitique essayent de s’instrumentaliser mutuellement :

  • Les uns pour essayer de résister dans une espèce d’instinct de survie face aux contraintes de l’existence ;

  • Les autres pour accroître et consolider leur potentiel de maîtrise de la scène économico politique.

Il s’ensuit cette défiance généralisée vis-à-vis de la classe et de la vie politique. Dans ces jeux utilitaristes, la grande perdante est la démocratie africaine. Cet état des choses est à la longue porteuse des germes de la conflictualité endémique qui embrase actuellement le continent africain. La polémologie enseigne en effet qu’un écart trop vivace entre des couches sociales est un facteur belligène important. Lorsque des personnes se sentent régulièrement exclues, elles en viennent à chercher à exister parfois, au moyen de la violence. L’acte de guerre devient alors un mode d’existence. Le conflit intra-étatique d’Afrique a révélé une économie du conflit assise sur la prédation et les pillages des « seigneurs de la guerre », à tel point que l’Etat africain finit par se désagréger et ignorer tous les modes démocratiques d’accès au pouvoir.

L’examen de la question ne peut faire l’économie des causes de l’accentuation de la fracture sociale dans le continent africain. On y décèlera avec intérêt des éléments liés au national et d’autres renvoyant à l’international. Si au niveau interne la mauvaise gouvernance, la corruption et les discriminations sociales font de la démocratisation de l’Afrique un « mythe de Sisyphe », de nombreux éléments d’extranéité concourent à l’aggravation d’une précarité des masses nuisible à la démocratie. Aussi sera-t-il important de questionner l’harmonie des intérêts entre les dirigeants du « Centre » et ceux de « la Périphérie », pour reprendre une dialectique radicale formulée par Samir Amin dans sa théorie du dépendatisme (7). D’autre part, la mondialisation de l’économie telle qu’elle se fait dans une optique essentiellement néolibérale en donnant avantage aux théories économiques classiques et néoclassiques, risque de creuser encore le fossé entre riches et pauvres en Afrique et d’influencer négativement la marche vers la démocratie. L’économie néolibérale qui domine l’actualité mondiale est porteuse de souffrances et d’exaspérations de nombreux chômeurs et pauvres qui se sentent de plus en plus exclus par un système d’ostracisme social. Dans ces conditions, les détenteurs du pouvoir politique ont de larges coudées pour durer indéfiniment au pouvoir. Le climat politique interne est alors marqué par des tendances au maquillage démocratique d’institutions et de pratiques peu enclines à servir les intérêts d’un peuple exsangue, sans vitalité et dépourvu de moyens psychologiques et stratégiques pour exiger à l’Etat de remplir ses obligations régaliennes. C’est dans cette perspective qu’il faut être attentif aux motions de soutien et autres dithyrambes tirées des chansons d’artistes ou de la presse pour des actions posées par des gouvernements, dans des domaines qui relèvent de leurs simples obligations de service public. Le multipartisme chronique devient un multipartisme sans consistance en termes d’assomptions de forces d’alternance et de progrès. On revient alors soit à l’ère des élections sans choix, soit à la résurrection de l’âge du parti unique de fait. L’élection oscille alors entre mode de « régulation conservatrice » de l’ordre ancien et moyen de cantonnement des forces politiques à un simple rôle figuratif et décoratif. Dans un tel contexte délétère, la corruption devient un mode de gouvernement et par voie de fait un mode de discrimination sociale.

II. L’épanouissement des conflits nouveaux

A. L’instrumentalisation de la misère : les misérables comme armée du chaos

Les masses abandonnées deviennent alors des forces exploitables à tout moment par les « seigneurs de guerre » opérant sur le continent. L’analyse de l’économie des guerres du Congo Brazzaville, de la RDC, de l’Angola et dernièrement les émeutes de février 2008 au Cameroun ont largement démontré que la paupérisation extrême incline de nombreux jeunes à se satisfaire des situations de déchaînement de la violence ; convaincus que certains sont que c’est par le conflit que les équilibres sociales seront rétablies. De même faut-il remarquer que des opérateurs politico-militaire comme Joseph Désiré KABILA ont largement recruté les membres de leur groupe para militaire parmi les populations souvent marginalisées comme les bagnamulenguè. N’entend-t-on pas d’ailleurs dans presque chaque cas d’insurrection populaire dans un pays comme le Cameroun, les dirigeants et l’élite poltico administrative relativiser les mouvements de contestation en utilisant l’argument de l’instrumentalisation de la jeunesse et des pauvres par des « apprentis sorciers ? » (8). En tout état de cause, sans juger de la pertinence ou non de cet argument, il faut admettre que la multiplication de la pauvreté est un appel d’air à la déstabilisation. Le phénomène des jeunes « Seigneurs de guerre » en Sierra Léone a également permis de comprendre que la guerre peut devenir le dernier moyen pour certains d’accéder à des niveaux d’honneur, de prestige, de respectabilité et de richesses auxquels ils ne pouvaient accéder en temps normal.

Il y a donc urgence que ceux qui réfléchissent sur la problématique complexe de la paix en Afrique se penchent sérieusement sur le problème des écarts vivaces entre une minorité souvent insolemment riche et une majorité dépourvue même du strict minimum. La pauvreté est un sérieux écueil à la démocratie et à la sécurité du continent. Le Pape Paul VI ne disait–t-il pas que la paix est l’autre nom du développement ?

B- L’urgence : prévenir les conflits par le développement

Cette prise de conscience appelle à l’élaboration de stratégies alternatives de réduction de la pauvreté. En effet, les stratégies adoptées jusque là mettent un accent démesuré sur les procédures administratives et les acteurs gouvernementaux. Or ceux-ci ne brillent pas par leur gestion responsable des biens publics. La « politique du ventre », autre expression utilisée par Jean François BAYART pour qualifier le système néo patrimonial en Afrique noire, conduit dans une large mesure à cambrer les positions de la jeunesse. Le succès des coups militaires récents à Madagascar ou en Guinée Conakry est en partie dû à la présentation de la mauvaise gouvernance comme cause du besoin de « remettre de l’ordre » dans la gestion des affaires publiques. L’analyse du conflit ivoirien démontre lui aussi que des préoccupations de justice sociale en termes d’égalité et d’équité ont efficacement servi les acteurs du conflit qui a assombri « la fille aînée de la Françafrique ».

Les travaux de Victoria Maria URIBE sur « l’Anthropologie de l’inhumanité » tout autant que les motivations profondes des acteurs de la nouvelle conflictualité en Afrique militent dans le sens d’une meilleure justice sociale comme gage de la sécurité et de la stabilité.

Conclusion

Le défi de la paix est manifestement complexe. Sa prise en main efficace ne saurait faire l’économie de l’aspiration légitime de tout être humain : celle du bonheur. Il s’agit aussi dans cette réflexion d’ouvrir une brèche sur les motivations des uns et des autres lorsqu’ils vont en politique en Afrique. En effet, « pourquoi entre-t-on en politique ?» (9) : pour jouir du pouvoir ou pour gérer la chose publique comme dise les juristes en bon père de famille ? Dans l’univers de l’opportunisme peuplé de politiciens sans conviction, le déficit d’éthique politique est tel que la paix restera incertaine tant que se côtoieront les inégalités criardes. Tant que certains se sentiront interdits d’aspirer au mieux être, contraints de regarder en spectateur l’élite bourgeoise se vautrer dans le mépris et l’enrichissement sans pudeur, l’on ne peut espérer l’éclosion du discours sur la paix en Afrique. Ne dit-on pas dans un proverbe du peuple Ewondo du Cameroun que « c’est La famine qui a rendu le chien hargneux » ?

Notes

  • Bibliographie indicative :

    • FOGUE (A), Enjeux géostratégiques et conflits politiques en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 2008.

    • KAMTO (M), L’urgence de la pensée- Réflexions sur une précondition du développement en Afrique, Yaoundé, Ed. Mandara, janvier 1993.

    • BEKOLO (C), « Gouvernance des établissements publics : analyse de la pauvreté et de l’exclusion dans le cadre des hopitaux d’Etat », in MINESUP, Gouvernance partagée : la lutte contre la pauvreté et les exclusions, Cameroon university Press, 2000.

    • BOUTHOUL (G), Traité de polémologie- sociologie des guerres, Saint Armand, 1991.

    • GIROD (R), Les inégalités sociales, « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1999.

    • KIPRE (P), « L’Afrique et ses avenirs » in Université de tous les savoirs, Géopolitique et mondialisation, Odile Jacob, Paris,2002.

    • MBONDA (E-M), « Guerres modernes africaines » et responsabilité de la communauté internationale, Presses de l’UCAC, Yaoundé, 2006.

    • NJOYA (J) « Les élections pluralistes au Cameroun : essai sur une régulation conservatrice du système », Annales de la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’université de Dschang, Tome 7.

    • OWONA MBIDA OTTO (G), « L’évaluation et la gestion des urgences dans le complexe des risques et catastrophes à Awae V(Etam Bafia) : contribution analytique et pragmatique à la problématique de la sécurisation d’un milieu urbain.

    • OWONA NGUINI (M E), « Le pouvoir perpétuel en Afrique centrale – Le temps politique présidentiel en Afrique centrale entre autoritarisme et parlementarisme », Enjeux, n°19, PP9- 14.

    • RAMONET (I), Géopolitique du chaos, Gallimard, Paris, 1999.

    • SMOUTS (M C), Forêts tropicales- jungle internationale, Paris, Presses de sciences-pô, 2001.

    • TAMBA (I), « Le cadre conceptuel de l’initiative PPTE » in Fondation Friedrich Ebert, Cameroun : Enjeux de l’initiative PPTE, Presses universitaires d’Afrique, 2001.

    • VIVERET (P), « Fractures sociales, fractures démocratiques », in www.multitudes.fr

    • ZARTMAN (W), L’effondrement de l’Etat, Nouveaux horizons, 1997.