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Analysis file Dossier : Les Cahiers de Modop, n°1

, France, July 2015

Sortir du cycle de la violence

Outils d’analyse des conflits et savoirs à l’épreuve du terrain

Keywords: Development of methods and resources for peace | | | | | | | | | | France

Photo murblanc.org

Aux sources de l’engagement

Une date. Le 28 septembre 2012. Un lieu. Le parc Maurice Thorez à Échirolles. Deux jeunes. Kevin et Sofiane, à l’avenir prometteur, sont brutalement arrachés à la vie. Leur courte existence s’est distinguée par leur courage à tirer leurs amis vers le haut et leur envie de briser les barrières imaginaires, pour laisser poindre cette humanité enfouie en chacun de nous. Ils sont devenus, après cette triste date, au fil des jours, une source d’inspiration et d’actions pour de nombreuses personnes, pour comprendre et agir sur la question de la violence. C’est en signe d’attachement aux valeurs portées par ces deux jeunes, que près de quinze mille personnes venant de divers horizons ont fait une marche, le 2 octobre 2012, pour unir leur voix en scandant « PLUS JAMAIS ÇA ». Marche qui a reflété, d’une part, une belle symbiose entre l’expression de la liberté et de la fraternité ; et d’autre part qui a été un révélateur pour ces hommes et ces femmes capables d’actes instituant l’humanité.

Un travail sur soi comme approche méthodologique

Voulant inscrire son action dans la durée, l’association Modus operandi a rallié le Collectif Marche blanche, né au lendemain de l’impressionnant rassemblement pacifique éponyme. Modus operandi privilégie dans sa démarche un décentrement du regard : décentrement sur soi et sur nombres d’idées reçues. Elle prend, par exemple, pour principe le refus de la hiérarchisation des savoirs, telle qu’elle est généralement acceptée. Tous les savoirs ont leur importance. Il n’y a pas d’un côté des détenteurs d’un savoir qui s’approprient le statut de moraliste institutionnalisé face à d’autres qui détiennent une connaissance souvent apparentée au savoir profane. À l’épreuve du terrain, on s’est rendu compte que certains savoirs que nous qualifierons de « hors-sol », qui saturent, parfois l’espace médiatique et même politique, sont assez distants voire même éloignés des problématiques des jeunes dans la société. On peut citer, à cet effet, le reportage intitulé « Villeneuve : le rêve brisé », diffusé dans l’émission Envoyé Spécial sur France 2, le 26 septembre 2013. Ce reportage avait révolté les habitants accusant les auteurs d’être caricaturaux et de ne pas refléter la réalité de leur quartier. Ces habitants regroupés autour de l’« Association des Habitants de la Crique Sud » vont ainsi saisir le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) qui leur donnera raison dans sa décision prise le 20 novembre 2013 lors d’une assemblée plénière.

Notre démarche donc, s’est fortement et exclusivement appesantie sur la valorisation et la mutualisation des savoirs pour laisser éclore un projet où chacun se sent partie prenante. C’est ce qui explique pourquoi on s’est refusé d’avoir pour référentiel le savoir théorique universitaire qui prétend avoir la solution à tout ou qui vient avec un dispositif préconçu et inadapté. La pluralité des savoirs a donc été privilégiée. Cette pluralité reposait, en l’occurrence, sur l’expression des potentialités de tout un chacun. L’idée étant de construire ensemble une action, un projet ou un mécanisme qui intègre les mots de tout le monde afin que chacun fasse sien la modalité adoptée.

Par ailleurs, le territoire où ces deux jeunes ont été assassinés a été appréhendé comme tout terrain de recherche, loin de toute tentation d’exotiser. Exotisation qui renvoie ici à une forme d’exorcisation de l’altérité, réduisant ce dernier à l’état de chose qu’on voudrait découvrir par simple appétit de la curiosité. En définitive, on est là dans l’ordre, d’une part, du refus de la condescendance liée à la source du savoir et l’habitat géographiquement situé ; d’autre part du refus des a priori et des clichés qui tendent soit à nous enfermer soit à nous essentialiser. En d’autres termes, et comme on peut le lire sur la page Facebook créée par les amis de Kevin et Sofiane, Agir pour la Paix, « c’est le respect dans la différence ».

Au contact des amis de Kevin et Sofiane, l’outil Comment sortir du cycle de la violence revisité

C’est suivant l’approche méthodologique évoquée ci-dessus que Modus operandi a fait une très longue immersion à Échirolles, de plus de deux ans, pour échanger avec les amis de Kevin et Sofiane. Cette immersion a reposé sur une attention particulière accordée aux mots que nous utilisons au quotidien pour communiquer. Ces mots que nous mobilisons pour nommer les choses veulent, assez souvent, dire tout et rien en même temps, ce qui leur donne par conséquent un caractère ambigu. Et comme l’a affirmé Albert Camus, « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Nous étions donc dans une posture d’homme révolté qui, toujours selon Camus, « s’est efforcé au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ». On a donc fait attention aux mots et aux expressions telles : règlement de compte, quartiers difficiles, quartiers populaires, pauvreté, ethnie, identité, communauté, éducation, prévention….

Pour conduire les échanges avec les jeunes rencontrés, un outil nous a été bénéfique. Il a été puisé dans le riche répertoire d’outils mobilisés par Modus operandi dans ses travaux d’études et de formation sur l’analyse et la transformation des conflits : Comment sortir du cycle de la violence.

Cet outil nous a donné des éléments pour laisser, et surtout entendre les colères des amis de Kevin et Sofiane. Le 17 juin 2014, ces derniers se sont résolus à venir partager leur colère devant un public d’élus, d’acteurs de terrain, de citoyens présents au Musée de Grenoble. Une colère légitime qu’ils ont exprimée avec leurs mots. Des mots que d’aucuns, à raison ou à tort, auraient pu qualifier de violents. À l’instar de cette interrogation : « comment des êtres humains peuvent faire une chose pareille ? » On pourrait y voir un déni d’humanité chez ces personnes auteurs de cet assassinat crapuleux. Cependant, notre immersion longue nous a donné à comprendre que ces jeunes étaient portés par un souci. À savoir, trouver des mots pour comprendre cette violence abjecte. D’ailleurs, la mère d’un des deux jeunes assassinés écrit bien dans son livre publié à la suite de ce drame, Le Ventre arraché, qu’elle ne « voyait dans cette histoire que des victimes ». Et à la question de savoir pourquoi, elle, mère « au ventre arraché » et auteure, ne voyait que des victimes, elle répond qu’il faut aller chercher dans la société les causes de cette violence infâme. Donc, en écoutant, sans juger, sans condescendance… l’expression légitime des colères, on arrive à certains moments à y déceler des mots que nous pouvons mobiliser pour tenter de suggérer des pistes de compréhension et d’action visant la transformation de ces colères pour des changements structurels et systémiques.

En effet, l’outil Comment sortir du cycle de la violence a été développé par Olga Botcharova après la guerre en Bosnie-Herzégovine. Cet outil vise à « encourager la réconciliation lors des conflits générés par, ou ayant causé de {{profondes divisions sociales, des ruptures dans les relations, et une méfiance entre les individus et au sein des communautés, comme ce fut le cas lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990. »}

Dans le contexte d’Échirolles, au-delà de l’attention portée sur les mots, il a fallu travailler pour l’établissement d’une relation de confiance. Un tel climat de confiance a donné libre cours à l’expression de toutes les colères qu’avaient pu générer le drame du 28 septembre. De ces colères légitimes, on a pu mettre en évidence les lignes de force que représentaient, pour eux, les valeurs que portaient Kevin et Sofiane. Ces valeurs ont participé à configurer les rapports avec les jeunes rencontrés. Un cap a donc été franchi, passer de la tristesse due à la perte de leurs amis pour tenter de construire ensemble un rêve symbolisé par la traduction en actes de ces valeurs. Pour arriver à ce modeste passage, le travail a reposé avant tout sur leurs singularités positives, sur leurs potentialités, sur la figure de leurs héros tout en évitant le mot réconciliation, comme c’est le cas avec l’outil d’Olga Botcharova. L’objectif recherché n’était donc pas la réconciliation avec cet Autre qualifié de bourreau, mais une réconciliation avec soi-même. Celle-ci met en lumière le potentiel de chacun tout en le mettant au service des valeurs des amis assassinés. Elle incite à s’investir et à prendre sa place dans la société.

L’idée ici est de construire collectivement une démarche qui échappe à la pensée victimaire, face à la situation difficile depuis la disparition de leurs amis. On n’insiste pas, en outre, sur l’oubli de ce qui est arrivé, mais sur le comment accepter et parvenir à vivre avec, pour laisser transparaître et révéler à la société les valeurs que portaient leurs amis. L’objectif visé ici est de ne plus ou pas laisser aux autres le soin de décider du choix de leurs vies, mais avec courage et abnégation de reprendre le pouvoir sur leur propre vie et travailler à devenir ce qu’on voudrait être et non ce que les autres voudraient qu’on soit.

Un tel travail sur soi a reposé sur une série d’écoute individuelle qui a consisté à noter les éléments à partir desquels des actions pouvaient être entreprises. Ce travail a alors abouti à la lecture par les amis de Kevin et Sofiane d’un discours le 2 octobre 2014 au Lycée Marie Curie où ces derniers prenaient l’engagement d’être des acteurs de la mise en place d’ateliers pour agir pour la paix.

L’accent sur la représentation et non sur la réconciliation

On ne s’est donc pas fixé pour objectif d’aller vers la réconciliation. Un tel objectif aurait, très certainement, plombé ou remis en cause notre relation avec les jeunes rencontrés. La longue période d’immersion nous a donné de comprendre qu’il fallait discuter avec ces jeunes sur leur positionnement dans la société. Car, il nous a été donné de constater que les représentations sociales occupaient une place centrale dans nos échanges. Celles-ci, la plupart du temps, n’étaient pas considérées comme des « univers d’opinion », fruit d’une pensée subjective. Elles s’apparentaient plus à une vérité absolue, et ne pas partager cette vérité pouvait être considéré comme un refus de voir et d’entendre ce qu’ils considéraient comme une évidence. C’est alors que nous avons partagé avec certaines personnes rencontrées, ce qui nous avait été dit au sujet de leur lieu d’habitation, Échirolles, suite à notre volonté d’aller voir et comprendre, par nous-même, ce que le lieu où les tristes événements de septembre 2012 ont eu cours pouvait nous dire. C’est alors qu’un débat s’est ouvert à la suite de l’explication qui m’avait été donnée sur la perception de leur quartier comme étant violent. « Ceux qui le disent ne connaissent pas la réalité de notre cité », argue une des personnes rencontrées. Et moi de poursuivre avec une série de questions : « qu’ai-je fait ? Suis-je resté dans mon logement à la suite de l’explication qui m’a été donnée ? Comment aurais-je pu, par exemple, intégrer tout ce que vous me dites de beau de cette cité, si je n’étais pas venu à votre rencontre ? Le regard sur l’autre, sur un territoire change d’une personne à l’autre. Comment pouvez-vous dire aux autres tout ce savoir que vous partagez avec moi ? Comment pouvez-vous dire à la société française que vous venez d’une cité où il fait bon vivre, que ce qui est qualifié comme violence n’est pas consubstantiel à vos lieux de vie ? »

C’est alors que les échanges qui s’en sont suivis ont plus été portés sur le comment traduire en acte les savoirs dont ils sont porteurs et déconstruire en même temps cette « pensée naïve » qui tend à appréhender un territoire, quel qu’il soit, comme un tout homogène.

Par ailleurs, un point non-négligeable a également été abordé. Suivant quelle présentation, on se situe dans la société ? Un élément important a alors émergé : la pensée victimaire, comme évoqué plus haut. Une pensée qui est très présente dans le débat public. On a souvent cette tendance à se présenter comme victime et rester à ce stade. En pensant que ce qu’on vit ou rencontre comme problèmes n’est que la conséquence ou la faute exclusive de l’action des autres. Ça laisse très peu de place à d’autres questions. C’est alors que se construit un « Nous » qui regarde l’autre qui n’est pas comme soi comme la source de notre souffrance. Car, la pensée victimaire nourrit non seulement le sentiment d’exclusion, mais également participe à la radicalisation de ceux qui en sont prisonniers.

Pour tenter de briser ces représentations sociales handicapantes à l’action transformatrice de la société, on a été amené à surfer sur les valeurs que portaient Kevin et Sofiane. L’idée était de montrer qu’il est possible de construire un imaginaire commun qui échappe à toute forme d’enfermement ou de cloisonnement. Un projet a ainsi vu le jour. Projet construit autour d’un proche des jeunes assassinés. Il devait puiser dans son expérience et devenir un entremetteur auprès de ses amis et mettre en place un cadre où lui et ses amis pouvaient se retrouver pour échanger autour des sujets d’actualité. C’est ainsi qu’a vu le jour le projet « Comment faire République ».

Notes

Pour aller plus loin avec….. l’outil Comment sortir du cycle de la violence

L’outil Comment sortir du cycle de la violence, qui a inspiré cette analyse, est présenté sur :

www.irenees.net/article560_fr.html