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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Julie Noss, Paris, septembre 2006

L’utilisation du symbolique à des fins politiques : l’expérience des émeutes en France, ou « la crise des banlieues françaises » à la fin 2005

Souscrire à une interprétation d’un fait d’un point de vue culturel peut signifier en faire une lecture en termes de valeurs. Mais ces valeurs seront forcément les nôtres, car elles nous renvoient à notre propre système symbolique

Mots clefs : Analyser des conflits du point de vue culturel | Utilisation de la psychologie | Utilisation de l'imaginaire | Idées et valeurs | Elaboration et utilisation du symbolique | France

Ce que l’on appelle communément (et à tort) « la crise des banlieues » qui a lieu en novembre dernier, a aussi fait l’objet de multiples interprétations. Certains sociologues, philosophes réputés (Alain Finkelkrauut en tête) et personnalités politiques n’ont pas manqué de souligner un certain caractère « ethnique » à ces crises, qui ne seraient que le reflet d’une impossible intégration de ces jeunes à la république française. Pour certains, les casseurs n’auraient été que des immigrés, alors qu’il s’agissait de Français issus de l’immigration, ce qui n’est sensiblement pas la même chose. D’autres n’y ont vu qu’un conflit de valeurs irréconciliables entre la culture française et les cultures apportées par les vagues d’immigration maghrébines et ouest-africaines des années soixante, alors que des facteurs économiques et sociaux entraient en jeu : même si la crise d’intégration du modèle français est bien présente, peut-on ignorer que le niveau de vie des habitants des banlieues périphériques aux grandes métropoles est sensiblement inférieur à l’ensemble de la population française, et cela que ce soit pour des Français de souche (encore que ce terme n’ait pas beaucoup de sens) ou pour les Français issus de l’immigration ? La différenciation même de ces deux termes, très usitée dans les médias, n’a pourtant aucun sens, dans la mesure où la population française est largement métissée, et où chacun de ses membres peut retrouver, à différents degrés de générations, des aïeux issus de pays étrangers. Des mouvements d’immigration portugais, italiens, polonais et autres dans les années cinquante ont précédé l’arrivée des populations maghrébines que nous connaissons aujourd’hui. Ainsi, c’est par le croisement des différents facteurs que l’on peut espérer s’approcher d’une analyse complète et un tant soi peu objective. Le facteur dit culturel ou religieux, pris en compte isolément, n’a pour ainsi dire aucun sens puisqu’il ne rend compte que d’une vision extrêmement partielle de la réalité.

Ces émeutes des banlieues françaises, dont les images ont fait le tour du monde, au risque d’être souvent exagérées (la une du New York Times, notamment, titrait « Paris brûle » , donnant l’image d’une capitale toute entière livrée au feu et au chaos), ont été un pain béni pour les campagnes anti-immigration qui ont suivi, campagnes qui aboutissent notamment aujourd’hui à l’expulsion d’enfants de parents immigrés en situation irrégulière. On a aussi pu voir le développement de théories psychanalytiques, proposant d’avaliser un projet de loi selon lequel les casseurs et délinquants potentiels, pourraient et devraient être identifiés et traités comme tels dès l’âge de cinq ans. Ici encore on a affaire à une stigmatisation de toute une population, largement basée sur des référents culturels : la culture issue de populations arrivées récemment sur le sol et donc source grandissante d’insécurité et de délinquance.

D’autres chercheurs ont tenté d’analyser ces émeutes sous un angle exclusivement psychanalytique : ce conflit trouverait principalement sa source dans l’absence de l’image et de l’autorité paternelle chez les émeutiers, et le feu utilisé pour le vandalisme aurait une aura symbolique fortement festive, à l’image de grandes fêtes païennes. Si ces facteurs psychologiques peuvent être étudiés avec intérêt, on ne peut pour autant les monter en exergue et leur donner à eux seuls validité. C’est dans l’imbrication de différents facteurs que l’on peut comprendre un tel conflit, mais chercher à expliquer ces évènements par une voie exclusivement psychanalytique est également insensé et sans fondement, comme le montre Max Weber : « Le nombre et la nature des causes qui ont déterminé un évènement singulier quelconque sont toujours infinis et il n’y a dans les choses mêmes aucune espèce de critères qui permettrait de sélectionner une fraction d’entre elles comme devant seule entrer en ligne de compte […] L’essai d’une connaissance de la réalité dépourvue de toute présupposition n’aboutirait à rien d’autre qu’à un chaos de « jugements existentiels» portant sur d’innombrables perceptions particulières » (1).

Pourquoi cette prégnance, sur le devant de la scène médiatique, de conflits perçus comme uniquement culturels ? Là encore, l’ouvrage de Max Weber peut apporter des éléments d’explication : certains faits culturels nous renvoient à nos propres images, à nos propres intérêts : « Les phénomènes qui nous intéressent comme manifestations culturelles tirent généralement leur intérêt – leur significations culturelles – des idées de valeurs extrêmement diverses auxquelles nous pouvons les rapporter. » (2) La culture, et les phénomènes de rationalisation culturelle peuvent répondre à des besoins, et servir des intérêts. Ils peuvent ainsi devenir, dans certains cas, d’instruments de négociation ou de confrontation : ceci est bien le cas de l’ivoirité, fait culturel en soi qui a pourtant servi des intérêts électoraux, politiques et idéologiques. D’autre part, parler d’un conflit en termes culturels permet d’exprimer une situation réelle en termes de valeurs, engageant notre propre système de représentations intellectuelles, morales, voire spirituelles : « La signification de la structure d’un phénomène culturel et le fondement de cette signification ne se laissent tirer d’aucun système de lois, si parfait soit-il, pas plus qu’ils n’y trouvent leur justification ou leur intelligibilité, car ils présupposent le rapport des phénomènes culturels à des idées de valeur [Beziehung auf Wertideen]. Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à des idées de valeur, elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d’élément qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport aux valeurs. Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine chaque fois se laisse colorer par notre intérêt déterminé par ces idées de valeur ; seule cette partie acquiert une signification pour nous et elle en a une parce qu’elle révèle des relations qui sont importantes par suite de leur liaison avec des idées de valeur. » (3)

Ainsi, souscrire à une interprétation d’un fait d’un point de vue culturel peut signifier en faire une lecture en termes de valeurs. Mais ces valeurs seront forcément les nôtres, car elles nous renvoient à notre propre système symbolique. La culture n’est ainsi pas un effet en soi inaliénable : un fait culturel peut être largement instrumentalisé à d’autres fin, et réinterprété selon les valeurs de chacun, valeurs dont seront tirés des intérêts parfois autres que culturels.

Notes :

  • (1) : Max Weber, Essai sur la théorie de la science, 1917, p.162

  • (2) : Ibid, p.182

  • (3) : Ibid, p.160