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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002

L’eau et le droit : quel cadre juridique pour une gestion commune et équitable des eaux du bassin jordanien ?

La recherche d’un accord cadre pour la gestion du bassin du Jourdain : volonté politique et droit international.

Mots clefs : Exploitation durable et responsable de l'eau | Fleuves et paix | Favoriser l'accès à l'eau à de populations exclues | Commission multilatérale pour la gérance de l'eau | Militaires | Scientifiques | Gouvernement israélien | Autorité palestinienne | Gouvernement syrien | Gouvernement jordanien | Prévenir des conflits | Réformer les relations politiques pour préserver la paix | Elaborer des propositions pour la paix | Proche Orient

Se rendre d’un point d’eau à un autre a longtemps été l’unique préoccupation des tribus nomades et pastorales : les règles s’appliquant à l’eau devaient alors être suffisamment souples et permettre un libre accès aux points d’alimentation. Reprenant cet impératif socioculturel, le Coran et la Shari’a ont largement contribué à donner de l’eau l’image d’un bien précieux et accessible à tous, un véritable don de Dieu. Avec la sédentarisation, l’expansion de la cité musulmane et sa modernisation juridique et administrative sous l’Empire ottoman, puis par la suite, avec la naissance des Etats contemporains, ces fondements culturels ont été conservés mais, afin de répondre aux exigences nouvelles, des codes nationaux plus élaborés sont progressivement venus organiser la pratique coutumière. Cette légalisation des usages de l’eau s’est donc accompagnée d’une « nationalisation » du droit de l’eau, ce qui favorisa très rapidement l’émergence d’une hydropolitique, lorsque les relations entre des Etats partageant les mêmes ressources sont devenues plus conflictuelles. Dans les années 70, face à la multiplication des tensions liées aux différents usages et au partage de l’eau, la communauté internationale prend conscience que les règles du droit international fluvial sont incapables de rendre compte d’une réalité extrêmement complexe : il apparaît alors indispensable de dégager des principes juridiques s’adaptant aux changements économiques, sociaux et aux exigences écologiques. Lentement, dans le cadre de ces réflexions, commence à émerger un « droit du bassin hydrographique » qui pourrait à présent constituer, dans ses grandes lignes, une base légale satisfaisante pour un accord cadre de partage des eaux dans le bassin du Jourdain…

I. Anthropologie juridique de l’eau au Proche-Orient

L’eau dessine le relief des territoires, draine et nourrit les sols mais, fait plus insoupçonné, elle forge également le caractère des hommes et participe dans une large mesure à l’organisation sociale et économique des peuples. L’eau a toujours été centrale dans le monde islamique, et les législations portant sur l’eau se sont souvent retrouvées au cœur de l’administration de la cité.

Ainsi, selon de nombreux lexicographes, bien avant de renvoyer à la Loi dans son aspect général, universel et objectif à connotation religieuse, la « shari’a » a d’abord désigné « la loi de l’eau ». C’est notamment l’opinion d’Ibn Manzur (1) selon qui « la shari’a est le lieu qui environne le point d’eau ; de plus, la shari’a, dans l’esprit des populations arabes, est la loi de l’eau (shur’at al-ma) qui réglemente la possession des sources et autorise leur accès à toute personne qui a soif ».

Le corps des règles de partage et d’attribution de l’eau a longtemps représenté une réponse raisonnable à l’éternel problème de sa rareté, ce qui se retrouve dans quelques principes de la shari’a hérités de l’ancienne « loi sur l’eau ». Nous pouvons identifier quatre règles coutumières encore largement usitées dans des proportions variables et qui permettent parfois d’éclairer certains comportements autour de cette ressource.

  • Tout d’abord, l’eau est un don du Ciel et à ce titre, il serait indécent qu’elle fasse l’objet de titres de propriété : elle appartient à la communauté, ce qui se manifeste dans le shafa (droit de boire) qui concerne aussi bien les hommes que les troupeaux. D’où les problèmes pour faire admettre que l’eau a un prix.

  • En second lieu, la valeur ajoutée retirée du travail fait naître un droit de propriété individuelle, qu’il s’agisse des retenues d’eau (dans des récipients, par des ouvrages hydrauliques divers, par des réseaux de dérivation) ou des installations d’irrigation des terres (shirb). D’où les problèmes de limitation par les frontières : l’eau appartient en quelque sorte à celui qui en a besoin.

  • Le troisième grand principe est celui qui accorde le droit de propriété sur l’eau au premier à en avoir eu l’usage et auquel incombe de ce fait le devoir de redistribuer le surplus. Ce principe quelque peu contradictoire avec le premier expliquerait que personne ne désire céder : aussi bien arabes qu’Israéliens prétendent être les premiers habitants de ces terres : les textes sacrés seraient le socle sur lequel se bâtissent les identités territoriales. Enfin, la responsabilité en cas de mauvais usage, de retenue excessive, de dégradation, ou de pollution de l’eau, incombe aux fautifs.

Ces grands principes se retrouvent dans le Majalla (Code Civil Ottoman) ainsi que dans les « lois sur la terre » de 1858, qui les confirment et les consolident. A côté de ces règles, nous pouvions également distinguer le droit de « libre propriété » (mubah), qui était l’équivalent du domaine public et réglementait les eaux sur lesquelles aucun titre de propriété durable ne pouvait être établi ; de même, les communautés villageoises ou tribales se voyaient garantir des droits sur certaines ressources (musha). Par la suite, sous le mandat français, un « Code des eaux » a unifié et développé les règles alors en vigueur au Liban et en Syrie et qui forment encore dans ces pays le cadre de la législation. Il est intéressant de préciser que les territoires placés sous mandat anglais n’ont pas connu la même unification législative, ce qui peut expliquer certaines différences d’attitudes, comme le fait remarquer Chibli Mallat selon qui « toute étude sur le droit de l’eau dans ces pays doit tenir compte des distinctions entre les pays privilégiant une législation unitaire et structurée et ceux dans lesquels la législation est fragmentaire (ou fragmentée) » (2). En effet, loin d’être anodin dans l’appréhension des enjeux liés à l’eau, notamment lorsqu’il s’agit des eaux fluviales, « l’élément juridique, selon Tarek Majzoub, se trouve au fond du problème, car, constate-t-il, il y a avant tout un point de droit à résoudre » (3). Pourtant, tout en reconnaissant la nécessité de dégager avec célérité un modus vivendi juridique approprié, T.Majzoub s’empresse de rappeler que l’action juridique est tout au plus un instrument, certes privilégié, mais qui reste limité s’il n’est pas combiné avec d’autres modes d’action, car « en examinant les structures politiques au Moyen-Orient, on constate que malheureusement les choses ne sont pas si simples, et que le droit ne suffit pas à lui seul à faire disparaître toutes les objections » (4). A côté des structures politiques, il convient d’ailleurs de ne pas négliger la prégnance du contentieux israélo-arabe (et arabo-arabe) dans la construction de la conscience collective des différents peuples qui se partagent le Jourdain : aucune résolution internationale ne se substituera jamais à l’action éducative locale ni à la micro socialisation en vue d’une appréhension plus raisonnable de la part des hommes, de l’altérité culturelle.

II. La prise de conscience de la nécessité d’une législation internationale des ressources hydriques

La conscience selon laquelle l’eau porte sa part de responsabilité dans les désordres socio-économiques qui se développent quand la ressource vient à manquer, se manifeste pour la première fois lors de la conférence de Mar del Plata en 1977. A cette occasion, les Etats proclament l’eau « ressource planétaire ».

Au centre du débat qui naît alors dans la communauté internationale, il est surtout question de moderniser, de re-qualifier et en un sens de revivifier le droit pour en faire un matériau qui puisse s’adapter à chaque bassin fluvial et participer à la résolution des litiges entre riverains. Ainsi, face à l’inadaptation des règlements, la Commission du droit international des Nations Unies a entrepris, dès les années 70, de codifier l’utilisation des voies d’eau, mais la complexité de la tâche n’a toujours pas permis l’élaboration d’un code. Un recensement fait pourtant état de près de « 4000 notes, déclarations unilatérales, traités divers qui se sont succédés dans le domaine de l’utilisation des ressources des eaux internationales. Il y aurait actuellement près de 300 traités en vigueur, ne concernant, il est vrai, qu’une soixantaine de bassins internationaux sur 200 répertoriés » (5).

III. Le Jourdain et le droit

Intéressons-nous à présent à la nature du blocage juridique qui semble à l’origine d’un manque de concertation certain lorsqu’il s’agit de l’aménagement du Jourdain.

Si de manière générale, les ressources naturelles d’un territoire appartiennent au domaine public national, ce qui est le cas de l’eau - déclarée « res nullius » -, il peut arriver pour toute une série de raisons, que l’eau perde ce premier statut et devienne « res communis », auquel cas sa gestion obéit au régime du droit international puisque cette ressource devient appropriation collective internationale. Or, la majeure partie des litiges concernant l’utilisation des eaux du Jourdain repose sur les critères qui ont été retenus pour le classer dans la catégorie des fleuves internationaux. D’autre part, au-delà des difficultés inhérentes au statut de « fleuve international » qui caractérise le Jourdain, l’absence d’un réel corpus juridique de règles à portée pratique relatives à son aménagement - et à celui de ses affluents - conduit inévitablement les riverains à se quereller plutôt que de tenter de s’accorder sur un plan régional d’aménagement du bassin fluvial. Cette exploitation unilatérale se fait au détriment des principes de gestion rationnelle et optimale qui devraient présider à tout développement économique et industriel du bassin, mettant ainsi en lumière les ambiguïtés et les imprécisions qui s’attachent au régime des fleuves internationaux, dans le sens où comme l’écrit fort justement T.Majzoub, « dès qu’un élément international interfère, les fleuves tombent dans le domaine du droit international public, sans devenir tout à fait un élément stricto sensu de ce domaine » (6). D’où l’urgente nécessité de la part des riverains de parvenir, après avoir pris en considération de l’ensemble des besoins des Etats concernés, à un accord cadre, et au-delà, à des règles d’aménagement concerté. L’accord jordano-israélien de 1994 pourrait à ce titre servir de modèle de base.

IV. Le débat juridique autour de la notion de fleuve international : le statut du Jourdain en question ?

Qu’est-ce qu’un fleuve international ? Quels sont les critères qui ont justifié l’application d’un tel statut au Jourdain ? Quels sont les litiges que cela a occasionnés ? Autant de questions que nous aborderons successivement.

En 1815, l’Acte final de la Convention de Vienne définissait le fleuve international comme un cours d’eau naturellement navigable, qui sépare ou traverse des territoires de deux ou plusieurs Etats. Les fleuves internationaux sont dits successifs quand ils traversent successivement plusieurs Etats, et contigus quand ils séparent les territoires de ces Etats. La Conférence de Barcelone du 20 avril 1921 modifie significativement cette première définition en lui adjoignant la notion « d’intérêt économique », ne faisant plus exclusivement dépendre l’internationalisation d’un fleuve de sa navigabilité. Dorénavant, un Etat peut demander que tout en conservant son statut de fleuve international un cours d’eau sur lequel il n’exerce pas ab initio sa souveraineté soit fermé à la navigation et ainsi en disposer, « (…) si la navigation y est peu développée et s’il justifie d’un intérêt économique manifestement supérieur à celui de la navigation… » (7). Cette évolution du droit fluvial international, motivée par des réalités économiques nouvelles privilégiant une gestion concertée des ressources sera directement à l’origine de la « théorie du bassin intégré » sur laquelle nous reviendrons.

En 1970, par souci de clarification et d’unification des règles s’attachant à l’internationalisation des cours d’eau, l’Assemblée Générale de l’ONU confie à l’Association du Droit International le soin de travailler au « droit relatif aux utilisations des voies internationales à des fins autres que la navigation, en vue du développement progressif et de la codification de ce droit » (8).

Les enjeux et les points de discorde sont différents selon que l’internationalisation du fleuve s’est établie autour de l’une ou de l’autre des deux formes de partage, à savoir celle qui établit un « voisinage par contiguïté » ou celle qui définit les rapports entre « pays riverain d’amont et pays riverain(s) d’aval ». Cependant, en pratique, les enjeux apparaissent plus complexes et le cas du Jourdain offre une belle illustration d’une certaine inadéquation des grands principes du droit fluvial international à la réalité : il semble en effet que si l’internationalisation du Jourdain - fleuve frontalier – repose sur le principe de « voisinage par contiguïté », la question de la maîtrise des sources du Jourdain - et de ses affluents d’amont - préoccupe tout de même les Israéliens comme nous le verrons ultérieurement. Et c’est bien là que se situe le noeud du problème puisque comme l’écrit T.Majzoub, « sur le plan purement juridique, on peut dire que la base générale d’entente n’existe pas encore entre les différents riverains du Jourdain, aucun accord, ni aucun traité n’ayant jusqu’ici été signé entre la totalité des Etats concernés » (9). Sans compter que les Israéliens qui contrôlent actuellement toute la rive occidentale du Jourdain, seront progressivement amenés à s’entendre avec les autorités du futur Etat palestinien qui cumulera alors vis à vis d’Israël la position de « riverain supérieur » avec celle de « riverain inférieur ».

Le partage des eaux du Jourdain, son statut de fleuve international, ainsi que les obligations qui découlent d’un tel statut, ont pour l’essentiel été décidés avant l’indépendance des Etats riverains désormais juridiquement libres et souverains. Or, ces Etats arguent souvent de cette situation de fait qui leur a été imposée par les autorités mandataires française et anglaise, pour limiter la portée des engagements contractés sans leur adhésion (le problème se retrouve dans le tracé des frontières notamment), ce qui tend à entretenir un climat de tensions, propice au statu quo. Les riverains du Jourdain ont d’ailleurs tout loisir de légitimer leurs positions en les faisant reposer sur certaines normes du droit international, dont les plus marquantes sont les résolutions 523 (VI) et 626 (VI) adoptées en 1952 par l’Assemblée Générale des Nations Unies, puis la Convention de Vienne de 1978 traitant de la succession des Etats en matière de traités et qui affirme en son article 12 bis que « rien dans la présente convention n’affecte les principes du droit international affirmant la souveraineté permanente de chaque Etat sur ses richesses et ressources naturelles ». Nous voyons s’esquisser les enjeux relatifs à la maîtrise des ressources hydriques dont chaque Etat est dépendant pour assurer sa sécurité alimentaire et pour déployer comme il l’entend les grands axes de son équilibre économique.

Pourtant, bien qu’aucun Etat indépendant ne puisse être lié contre sa volonté par des obligations contractées sous l’égide d’une autorité devenue incompétente, aucune abrogation unilatérale ne saurait cependant dégager ce même Etat de ses engagements, exception faite de la survenance « d’un changement vital de circonstances » comme le prévoit la « clausula rebus sic stantibus » (10). D’autre part, la Convention de Vienne de 1978 prévoit en son article 16 deux exceptions notables au principe général de la souveraineté absolue des Etats :

  • Cela concerne d’une part les traités portant sur les droits et obligations réciproques au sujet des frontières ;

  • Et d’autre part, les traités faisant naître des droits et obligations sur les territoires.

Ainsi, seul un nouvel accord conclu entre l’ensemble des pays riverains serait en mesure de clarifier la situation et permettrait de déterminer les bases d’une coopération rationnelle pour l’aménagement du bassin jordanien. Pourtant, les nombreuses divergences d’intérêts entre les Etats du bassin expliquent qu’aucun consensus n’a encore pu être trouvé autour des eaux du Jourdain.

V. Le fleuve international replacé dans son système hydrographique : la « théorie du bassin intégré » permet un changement total de perspective.

La « théorie du bassin intégré » (11) est une construction juridique qui s’inspire non seulement d’une réalité géographique – le fleuve n’est pas un élément détaché de son environnement – mais tient également compte de l’évolution des conditions techniques – notamment concernant la navigation - et répond enfin à de nouvelles nécessités économiques. Le bassin hydrographique regroupe dans une même entité juridique et économique une aire de drainage élargie comprenant le cours d’eau principal, de statut international, ses diffluences et ses affluents, ainsi que les eaux souterraines et autres lacs. L’Association du Droit International définit par ailleurs le bassin de drainage international « comme une zone géographique s’étendant sur deux ou plusieurs Etats et déterminée par les limites de l’aire d’alimentation du système hydrographique, eaux de surface et eaux souterraines comprises, s’écoulant dans un collecteur commun » (12).

Dans le cadre du bassin hydrographique, les principes de « voisinage par contiguïté » et de « voisinage d’amont et d’aval », tels que définis par l’Association de Droit International, soulèvent de nouvelles questions et sont paradoxalement à l’origine de nombreux contentieux. En effet, avec la théorie du bassin intégré, la distinction classique opérée entre les deux principes ne paraît plus vraiment adaptée, puisque nous voyons naître des litiges qui opposent les Etats sur les territoires desquels coulent les confluents ou les affluents du Jourdain, à ceux qui sont riverains du fleuve lui-même : le cours du fleuve principal n’est plus l’unique source de litiges. Ainsi du fait de l’application de cette théorie, la Syrie ou le Liban sont devenus riverains « par alliance » du Jourdain, en attendant en ce qui concerne la Syrie, qu’elle ne recouvre son droit naturel sur les eaux du fleuve lorsque le Golan lui sera restitué, conformément au tracé frontalier de 1949. Ce qui nous conduit à resituer ces questions - souveraineté des Palestiniens sur la partie du fleuve qui longe leur territoire, évacuation de la rive syrienne par Israël… - dans le processus de négociations plus global en vue d’établir une paix durable et constructive. Autrement dit, si le fait de considérer le Jourdain comme la pièce centrale d’un ensemble hydrographique, dont il est indissociable, permet de concevoir une gestion plus rationnelle de son aménagement, cela nécessite également d’impliquer, dans le processus gestionnaire, de nouveaux Etats aux intérêts parfois différents. Les positions de riverains d’amont ou d’aval sont ainsi modifiées puisque l’Etat d’amont devient celui qui exerce sa souveraineté sur les affluents du fleuve international : ne faut-il pas alors étendre le statut de fleuve international à chacun des cours d’eau qui se trouve en relation avec le fleuve principal ? Dans le bassin du Jourdain, sans doute plus qu’ailleurs du fait de l’instabilité politique chronique dont souffre cette région, il apparaît primordial de réguler ces situations de fait qui peuvent s’avérer problématiques en contexte de pénurie menaçante, car alors, comme le souligne G.A.Lebbos, profitant pour ce faire de l’imprécision des normes juridiques, « l’Etat d’amont fait jouer son avantage sur les riverains en aval, ou alors, c’est l’Etat le plus puissant qui dicte sa loi » (13). Les Etats se livrent ici à une lutte de pouvoirs sans équivalent pour la maîtrise de la terre et de l’eau, qui revêtent de ce fait une signification symbolique forte. Pourtant, face à ces réalités territoriales, les législateurs ne semblent plus en mesure d’apporter de solutions viables. De l’avis général, le droit international fluvial est ambigu, imprécis, et largement inadapté, ce qui explique que celui-ci n’évolue pratiquement plus. T.Majzoub estime, et d’autres experts avec lui, que les carences des textes dans ce domaine tiennent « d’une part au particularisme physique de chaque cours d’eau, et d’autre part au fait que chaque cours traverse (ou sépare) deux ou plusieurs Etats aux contextes topographique, politique et économique différents, où l’un aura besoin de développer l’irrigation* alors que tel autre (…) préfèrera aménager des centrales électriques » (14).

A se demander s’il est vraiment judicieux de vouloir encore élaborer des normes internationales qui puissent s’appliquer de manière objective à l’ensemble des cours d’eau internationaux de la planète, lorsque nous constatons les obstacles de tous ordres auxquels se heurtent ces normes sur le terrain.

VI. Revenir à des principes de bonne conduite qui permettent de responsabiliser les Etats riverains d’un même bassin hydrographique

Si l’édiction de principes limitant de manière impérative la souveraineté des Etats n’est pas une solution constructive puisqu’elle n’évacue pas les tensions liées, peut-être faut-il alors développer des règles qui permette à chaque Etat de se sentir responsable de son environnement humain et naturel : le droit peut alors permettre de faire évoluer les mentalités et susciter la coopération inter étatique.

Deux principes sont susceptibles de participer à l’essor d’un droit plus approprié aux réalités du bassin hydrographique.

  • Le premier principe consacré dès 1949 par la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice (15), puis confirmé en 1972 dans les actes 21 et 22 de la Déclaration sur l’environnement de Stockholm, recommande une « utilisation équitable et raisonnable de l’eau », ce qui suppose que les pratiques d’un Etat ne privent pas d’autres Etats riverains de leurs droits sur les eaux d’un fleuve, d’une nappe, d’un lac.

  • Un second principe encourage les Etats à ne porter aucun tort à leurs co-riverains, et plus largement à ne faire subir « aucun dommage substantiel » à l’environnement.

Ce second principe après avoir longtemps subi l’ascendant hiérarchique du premier en raison de la prévalence de l’économie sur l’écologie, a été revalorisé lors des récentes conventions d’Helsinki et de New York. La Commission des Nations Unies pour l’Europe a adopté le 17 mars 1992 à Helsinki, une « convention pour la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux » qui propose les grandes lignes d’une coopération écologiquement responsable s’appuyant sur les meilleures technologies disponibles (BAT) et sur les meilleures pratiques environnementales (BEP). A cette occasion, une grande attention est portée à la pollution des eaux qu’il s’agit de « prévenir, combattre et réduire afin de gérer les ressources transfrontalières de manière rationnelle, écologique et équitable (…) » ; de même, il convient de s’efforcer à ne pas transférer de pollution d’un secteur environnemental à un autre, et de respecter les droits des générations futures.

Ce n’est finalement qu’en 1997, à New York, que les membres de l’Assemblée Générale des Nations Unies ont donné toute sa valeur à la théorie du bassin intégré avec la « Convention de New York sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à d’autres fins que la navigation ». Cette Convention après avoir élargi la notion de bassin hydrographique aux ressources souterraines, confirme les principes d’utilisation équitable et raisonnable puis insiste de nouveau sur la nécessité de protéger l’écosystème.

VII. Le cas des aquifères transfrontaliers.

Si le Jourdain, ses diffluents et ses affluents composent un ensemble dont la gestion se révèle délicate, le bassin intégré, comme nous l’avons défini, comprend également les aquifères transfrontaliers qui posent d’autres difficultés de nature juridique dont il convient de ne pas négliger la portée.

Ce sont les principes légaux relatifs aux eaux de surface qui, par extension, ont permis de développer un droit régissant l’exploitation des eaux souterraines. La plupart des concepts retenus par la Convention d’Helsinki, tels que celui de « répartition équitable » ou celui de « communauté d’intérêts » reposent sur le principe supérieur de la « souveraineté territoriale limitée ». Cependant, les Règles d’Helsinki ne font que succinctement allusion au problème spécifique que posent les aquifères, et il faut attendre le Traité de Bellagio sur les Eaux Souterraines en 1989 pour voir s’élaborer un corps de règles plus ambitieux, articulé sur les grands principes précédemment évoqués.

Dans le bassin du Jourdain, et notamment en ce qui concerne le statut des aquifères montagneux de Judée-Samarie, plusieurs principes du droit international sont invoqués à l’appui des revendications des deux parties, sans qu’en apparence une unité juridique puisse être dégagée permettant d’établir une relation plus consensuelle, ce qui pose une nouvelle fois la question d’une législation adaptée aux préoccupations locales. Les droits des deux parties, tant celui dont jouit Israël au titre de riverain d’aval historique des aquifères, que celui que les Palestiniens retirent de leur position de riverain d’amont devront être conciliés de manière équitable, après avoir déterminé les besoins réels.

Dans cette optique, le concept d’un « besoin minimum vital en eau » constitue certainement une base solide sur laquelle pourront s’accentuer les échanges inter étatiques. C’est d’ailleurs ce concept qui organise la coopération entre Israël et la Jordanie comme cela est mentionné dans le traité de paix signé entre les deux pays en 1994.

VIII. La recherche d’un accord cadre pour la gestion du bassin du Jourdain : volonté politique et droit international

Bien que la gestion des eaux du Jourdain fasse déjà l’objet d’une coopération relativement étendue, d’une part celle-ci demeure peu structurée et soumise aux aléas politiques, d’autre part elle n’implique pas tous les acteurs – l’axe principal étant celui constitué par la coopération israélo-jordanienne – et devient ainsi parfois source d’oppositions et de contentieux graves. L’espoir réside donc dans l’établissement d’une gestion régionale dans le cadre d’une commission de bassin, régie par le droit international.

Lors de sa 43ème session, le 27 Juin 1991, la Commission du Droit International des Nations Unies a dégagé un ensemble de 37 articles provisoires sur les différents usages - autres que ceux concernant leur navigation – des fleuves internationaux. La principale caractéristique - ce qui sera un atout considérable pour l’avenir – de ces articles « cadres » consiste dans le fait qu’ils s’insèrent dans une structure très souple et non pas dans une convention à vocation universaliste et impérative. C’est plutôt une première base à partir de laquelle il s’agira de traiter au cas par cas les différents contentieux ayant trait au partage et à l’aménagement des cours d’eaux internationaux : c’est sans doute l’approche juridique qui s’accorde le mieux aux réalités politiques, culturelles et économiques locales.

Les trois obligations principales que dégage cet accord cadre sont :

  • D’abord le devoir qui incombe à chaque Etat de respecter le principe d’utilisation équitable et raisonnable des fleuves internationaux (art.5) ;

  • Ensuite, l’obligation de ne pas porter préjudice aux autres riverains (art.7) ;

  • Enfin, l’obligation générale qui est faite aux riverains de coopérer en vue d’une utilisation optimale des ressources et d’une protection adéquate des cours d’eaux internationaux (art.8).

Si ses travaux reprennent dans une large mesure les grands principes mis en lumière par les conventions internationales depuis un demi-siècle, la Commission du Droit International a également cherché à prendre en considération la généralisation des conflits opposant les riverains des fleuves internationaux et, ainsi, a fait une grande place dans cet accord cadre à l’aspect coopératif, en élargissant la qualité de riverain à l’ensemble des Etats membres du bassin de drainage d’un fleuve international. Preuve de ce souci, l’article 4 qui non seulement donne le droit à chaque Etat riverain d’un fleuve international de se constituer partie à tout accord portant sur la codification des règles du droit fluvial international, mais autorise encore n’importe quel Etat concerné à un titre ou à un autre par l’application d’un accord portant sur l’aménagement d’un fleuve international, à se constituer partie à cet accord. Pourtant, il apparaît difficile de faire respecter ce droit dans la pratique, notamment au Proche-Orient, car il repose très largement sur le bon vouloir des différents riverains. « Plus généralement, précise Awn Khassawneh, ce droit, couplé avec l’élasticité des règles, porte naturellement préjudice à ceux des Etats qui accusent une position économique ou géographique désavantageuse par rapport aux autres, autour de la table des négociations » (16).

L’élasticité de ces principes de base est leur principale limite, mais c’est également précisément leur premier intérêt. En effet, la liberté d’interprétation laissée aux Etats ne fait que déplacer le problème, car encore faudra-t-il que ces derniers parviennent à s’entendre sur les termes d’une exploitation équitable et raisonnable des eaux internationales…

De l’avis de certains spécialistes, ces quelques règles élaborées par la Commission du Droit International n’apportent pas de solution directe aux nombreuses controverses traditionnellement associées aux usages des eaux internationales, ceci pour un certain nombre de raisons.

  • La première de ces raisons serait qu’à aucun moment, la Commission n’a considéré sérieusement la délicate question de l’altération artificielle des fleuves internationaux - du fait de leur aménagement - à l’échelle du bassin fluvial.

  • D’autre part, ces mêmes experts regrettent qu’aucune allusion n’ait été faite au rôle que pourraient tenir d’éventuelles organisations internationales afin d’encourager et de faciliter l’échange d’informations entre les riverains et de les aider dans la gestion conjointe des fleuves internationaux.

  • Enfin, aucun complément juridique n’a été apporté au sujet des aquifères transfrontaliers alors que ceux-ci représentent une menace croissante de conflits.

Il reste pourtant indéniable que ce type d’accord cadre offre les meilleures garanties d’une évolution notable du droit fluvial international sur le terrain, ne serait-ce que parce qu’il renvoie les Etats à leurs responsabilités, ceux-ci ne pouvant plus se reposer sur « l’ambiguïté » du droit international pour justifier leur mauvaise foi.

Au mois de novembre 1993, Israël et le Royaume Hachémite de Jordanie ont jeté les bases d’une coopération multidimensionnelle, en annonçant la signature d’un traité de paix. L’une des mesures les plus encourageantes de ce traité entré en vigueur le 26 octobre 1994, consiste dans l’accord de principe portant sur le partage des eaux du Jourdain. Nous avons pu vérifier à cette occasion que, paradoxalement, l’aggravation croissante de la pénurie est l’un des meilleurs gages de réussite des efforts répétés dont font preuve les parties et les partenaires internationaux pour s’entendre sur les modalités d’une coopération. Cela pour la raison fort simple que « l’eau, comme l’écrit Joseph Dellapenna, est une ressource trop vitale pour que l’on se permette de se quereller à son sujet » (17). Pour être suffisamment pertinent, le corpus juridique qui ne manquera pas de se développer pour une gestion optimale du bassin du Jourdain, devra prioritairement s’accorder aux particularités locales – culturelles, politiques, géographiques, économiques – ce dont les règles trop générales du droit international ne semblent pas réellement pouvoir rendre compte. A l’évidence, comme le souligne Joseph Dellapenna, « les personnes qui ont la charge d’élaborer un mode d’aménagement institutionnel, devront impérativement concilier les approches juridiques complexes des juristes internationaux avec les structures mises en place sur le terrain par les acteurs politiques » (18). A ce titre, il semble inévitable que les règles de gestion du bassin devront s’inspirer des pratiques coutumières régionales qui font souvent écho à des difficultés concrètes rencontrées par les riverains et pourront ainsi constituer autant d’alternatives à une approche conflictuelle.

Les négociations de paix entre Israël et ses voisins arabes s’apparentent à un long processus de domestication de la violence physique, passage obligé vers la démocratie. Cette révolution du politique représente un véritable défi culturel. En effet, les Etats du bassin jordanien sont encore conditionnés par le religieux, qui lui-même induit une certaine idée du peuple : Palestiniens comme Israéliens se rattachent à leur diaspora et à la loi du Retour, ce qui les empêche sans doute de construire un Etat de citoyens. Cette crise d’identité joue un rôle important dans l’avenir du processus de paix.

Sans aller trop loin dans l’analyse du politique, car tel n’est pas notre sujet, notons encore que la rationalisation juridique est généralement le signe d’une évolution vers la démocratie. Or, s’il est un domaine où la séparation d’avec le religieux n’est pas aisée, c’est bien celui du Droit : en Israël les questions ayant trait à l’état civil et au statut de la personne relèvent toujours des tribunaux rabbiniques (ou islamiques pour les musulmans…), et dans les Etats arabes, à l’exception toute relative du Liban, la Shari’a organise et rythme la vie sociale. Dans ce contexte, nous pouvons nous interroger sur la légitimité que revêtirait dans le bassin du Jourdain un « corpus juridique international » destiné à organiser le partage d’une ressource aussi précieuse que l’eau…

Les hésitations dont font preuve les dirigeants politiques sont révélatrices d’une certaine peur de l’avenir, car les concessions sur les lieux ou sur les terres sont avant tout des concessions d’ordre symbolique qui menacent un équilibre culturel et identitaire sur lequel reposent les relations entre les riverains du Jourdain. Pourtant, le défi est d’importance : la coopération régionale dépend du succès de ce processus démocratique qui, au fond, est le véritable enjeu du processus de régularisation politique. Chacun des pays connaît un développement et des besoins propres, qui entrent souvent en tension avec les intérêts de ses voisins et donnent encore trop souvent lieu à des litiges sur les ressources en eau. Ces oppositions sur l’appropriation de certains cours d’eau et autres nappes phréatiques* ne permettent pas encore de s’engager dans des plans d’action pour un partage équitable à l’échelle du bassin jordanien, mais le défi de la conciliation et de la reconnaissance de la différence mérite d’être relevé : chacun y gagnerait.

Notes

  • (1) : Lexicographe arabe à qui on doit notamment le dictionnaire Lisan al-arab.

  • (2) : « The quest for water use principles : reflections on shari’a and custom in the Middle-East », p.130. in Water in the Middle-East: legal, political and commercial implications, dir. J.A.Allan, 1995

  • (3) : Les fleuves du Moyen Orient, situation et prospective juridico-politique, L’Harmattan, 1994, p.20.

  • (4) : Idem

  • (5) : France, Conseil Economique et Social: Economie et prospective de l’eau dans le Bassin euro-méditerranéen (…) p.61, note. Année 1997

  • (6) : Op.Cit, p.24.

  • (7) : Paragraphe 6 de l’article 10 du statut de la Convention de Barcelone.

  • (8) : Résolution 2269 ( XXV ) du 8 décembre 1970

  • (9) : Op.Cit, p.64.

  • (10) : « les choses étant en l’état » . L’interprétation et l’appréciation de l’apparition de circonstances nouvelles vitales ne manquent pas de soulever certaines difficultés. Positivement, cette clause pourrait permettre de revoir les termes du partage des eaux du Jourdain afin d’engager une coopération durable cherchant à assurer à tous un accès à l’eau pour compenser l’épuisement des sources fossiles.

  • (11) : Cette théorie initiée en 1956 lors de la réunion de Dubrovnik par les travaux de l’Association de Droit International, a été précisée le 20 août 1966 dans les « Règles d’Helsinki » . L’Association de Droit International est une organisation non gouvernementale de juristes fondée en 1873.

  • (12) : Article II de l’Acte d’Helsinki.

  • (13) : « l’ambiguïté du droit international » , in Les Cahiers de l’Orient, « Bataille de l’or bleu ! « , n°44, 1996, p.25.

  • (14) : Op.cit p.145

  • (15) : Affaire du détroit de Corfou entre le Royaume Uni et l’Albanie.

  • (16) : « The International Law Commission and Middle-East waters » , p.26, in Allan, Water in the Middle East: legal, political and commercial implications, 1995.

  • (17) : « Building international water management institutions : the role of treaties and other legal arrangements » , p.57, in J.A.Allan dir°., Water in the Middle East : legal, political and commercial implications, 1995.

  • (18) : Ibid est.