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, Paris, 2005

Le Costa Rica ou « l’oasis démocratique » d’Amérique latine

Rappel de l’histoire du Costa Rica précédant la transition politique du pays en 1948 comme préalable à la compréhension des spécificités de cette « Suisse de l’Amérique latine ».

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Le Costa Rica est l’une des démocraties les plus anciennes d’Amérique latine, et elle est sans aucun doute la plus stable de toutes. Petite province de l’empire espagnol, le Costa Rica fut d’abord négligé par la lointaine métropole. Ses habitants, presque abandonnés à eux-mêmes, mirent petit à petit sur pied une société fortement imprégnée de démocratie et de volonté d’indépendance.

Ces deux piliers de l’exception costaricienne préserveraient plus tard le pays des turbulences politiques et des dictatures qui affecteraient ses voisins tout au long du XXè siècle. Quant à son économie de plus en plus intégrée au monde occidental (surtout depuis l’apparition des transnationales bananières dans la région), elle permit au Costa Rica de faire figure de pays riche et développé, malgré d’évidents problèmes sociaux, et de mériter l’étiquette de « Suisse de l’Amérique latine ».

Toutefois, cet oasis démocratique connaît lui aussi des difficultés telles que :

  • le chômage ;

  • l’existence de quartiers marginaux ;

  • la délinquance ;

  • la violence ;

  • la drogue.

Nous tenterons de comprendre comment et pourquoi un pays comme le Costa Rica, « élève démocratique exemplaire », rencontre lui aussi des obstacles. Quelles sont ses défaillances ?

I. Evolution historique de l’époque coloniale aux événements de 1948

L’époque coloniale et son influence sur les fondements du système démocratique du Costa Rica

L’importance de la vie coloniale dans le processus de formation de la mentalité et de la personnalité du Costaricien, est parfaitement expliquée par José Abdulio Cordero dans son livre intitulé El ser de la nacionalidad costarricense : « Durante la colonia, el español hizo de esta tierra su residencia vitalicia. Vino de la Península con aspiraciones de riqueza. Se estableció en la tierra y bien pronto fue aceptándola, queriéndola como suya » (1).

Les familles étaient dispersées au sein de la Vallée centrale, elles vivaient dans des propriétés d’exploitation agricole, n’entretenant de relations sociales que très ponctuellement. Cette situation fit du colon un homme farouche et individualiste, autant de traits de caractère que l’on retrouve de nos jours au sein du peuple costaricien.

A cet isolement du colon s’ajoute son extrême pauvreté. Quand, au XVIIè siècle le nouveau continent commence l’exploitation des grandes mines à travers le monde, le Costa Rica – qui en est dépourvu – ne suscite pas l’intérêt de la Couronne espagnole.

Cette réalité a été décrite par Harry Kantor (2) de la manière suivante : « Costa Rica carecía de riqueza minera y de población indígena, que fue siempre un elemento humano dócil, y por tal razón, el imperio la trataba como una hijastra a quien no prestaba mayor cuidado. Para los españoles, carecería, pues, de los elementos que daban valor a una colonia » (3).

Certains auteurs disent que ces difficultés économiques et cet isolement ont obligé indiens, colons, métisses et autorités espagnoles, à cultiver la terre dans les mêmes conditions, pour subvenir à leurs besoins. Cette nécessité aurait petit à petit entraîné une situation d’égalité, une homogénéité de la société, qui auraient permis d’empêcher, au Costa Rica, la formation de classes aristocratiques et d’un système de castes. Cette égalité sociale est appelée par ces auteurs « démocratie rurale » ou encore « démocratie sociale ».

Cependant, l’idée d’une égalité sociale au Costa Rica pendant la période coloniale est également largement dénoncée par d’autres écrivains et historiens qui estiment quant à eux, que s’il y avait bien davantage d’égalité au Costa Rica qu’au sein des autres pays d’Amérique latine, les inégalités existaient malgré tout. Certains dénoncent même l’esclavage.

Bien que les colons étaient contraints de cultiver leurs terres pour survivre, il est indéniable qu’une différence sociale subsistait entre eux et les indigènes. Citons comme exemple un fragment de rapport du gouverneur don Tomás de Acosta, en date du 15 décembre 1803, dans lequel est évoquée la population de Villa Vieja (Heredia) : « Hay en este pueblo como 800 familias, algunas de ellas son españolas, que son reputadas POR NOBLES, y las demás de mestizos y mulatos, que son los tenidos por PLEBEYOS… » (4).

Mais cette supériorité du colon ne s’est pas traduite par un mépris des règles. Bien au contraire, notons que les véritables bases du système démocratique costaricien - la liberté politique et cet idéal démocratique dont peut encore se prévaloir le Costa Rica aujourd’hui - prend racine à l’époque coloniale. Car comme le dit Hernán G. Peralta : « El colono nos heredó una cierta educación de carácter cívico que ha permitido a los costarricenses encarrilar sus instituciones dentro de la democracia » (5).

1821 : L’indépendance du Costa Rica

Ce qui est fondamental durant la période de l’indépendance du Costa Rica, c’est que le pays s’est engagé sans attendre sur le chemin de la démocratie. Les Costariciens ont assumé pleinement la tâche de se gouverner, d’organiser un Etat, d’être indépendants. C’est à ce moment-là que le « cabildo » (6) joue un rôle essentiel car c’est à travers lui que l’on assiste à un véritable respect de la volonté populaire, notamment dans la formation de plusieurs juntes (7) pour décider de l’avenir du pays et de son organisation.

Le Costa Rica constitue presque une exception en Amérique latine, étant donné qu’il est le seul pays à ne pas vivre l’expérience du caudillisme et à faire, au contraire, l’expérience d’un système démocratique avec une représentation populaire désignée au moyen du suffrage universel.

Le Costa Rica n’a pas connu de luttes ni de mouvements pour obtenir son indépendance ; celle-ci est arrivée « par surprise ». Cette absence de lutte armée, a peut-être été l’élément qui a permis d’éviter la formation d’une caste de caudillos militaires qui, ayant libéré le pays, auraient tenté de s’emparer du pouvoir.

Enfin, notons que pour les Costariciens, la démocratie n’est pas une recette destinée à implanter une certaine forme de gouvernement, la démocratie est un sentiment profond, qui est resté vivant tout au long de l’histoire du pays depuis 1821. En outre, les Costariciens sont des individus attachés aux normes d’une organisation civiliste, et qui bien qu’ayant la possibilité d’implanter un pouvoir militaire, préfèrent l’option civile.

1821-1890 : L’existence de facteurs déterminants pour le développement de la démocratie

a/ L’éducation

L’éducation a constitué un facteur déterminant du développement de la démocratie costaricienne. Depuis l’époque de la colonie, il convient de souligner l’intérêt des Costariciens pour l’instruction. Puis, à partir de l’indépendance, des institutions destinées à la formation du citoyen ont été peu à peu inaugurées. Toutefois précisons que ces organismes ne bénéficiaient encore qu’à un secteur réduit de la population. Ce n’est qu’en 1868 que l’école primaire est devenue obligatoire, gratuite et financée par l’Etat. Ce point est essentiel concernant le processus de démocratisation du pays, puisque la généralisation de l’enseignement permet à tout citoyen de connaître ses droits et de prendre conscience du principe fondamental qu’est celui de l’égalité des chances.

Le terme « éducation » inclut également la presse : le respect de la liberté d’expression a toujours été considéré comme un impératif de premier ordre. Et les pages de la presse costaricienne ont été largement utilisées à cette fin, tout au long de l’histoire du pays.

b/ Le café et le rôle de ses exploitants au niveau social, économique et politique

Il est indiscutable que le café fut déterminant dans l’évolution de la structure sociale du pays. L’ouverture des ports anglais au café costaricien a entraîné un changement profond et radical des coutumes et de la société costariciennes. Les grands agriculteurs, mais surtout les agriculteurs exportateurs, vont se tourner vers le commerce du café, et dominer petit à petit d’autres agriculteurs de moins grande envergure. C’est ainsi qu’apparaît une oligarchie formée d’une bourgeoisie agro-exportatrice de café, accentuant les divisions sociales au Costa Rica.

Les petits propriétaires, qui ne parviennent plus à vivre de leur parcelle de terre, mettent leur force de travail au service de ces grands agriculteurs exportateurs.

Les contradictions qui existent entre ces deux catégories de personnes ne se manifestent pas de manière brutale car la production du petit propriétaire lui permet d’obtenir des rentrées d’argent supplémentaires qui viennent compléter son salaire. Il combine donc d’un côté sa force de travail mise au service des producteurs de café et d’un autre, l’exploitation de sa petite parcelle de terre avec de la main d’œuvre qui lui est propre.

Quant aux petits propriétaires déplacés par les grands exploitants, l’abondance des terres leur permet de s’installer ailleurs, atténuant les conséquences de l’exploitation du café à leur égard.

Il est important de souligner l’absence, à cette période, d’une catégorie de bourgeoisie autre, qui pourrait contrôler une activité économique et entrer en concurrence avec la bourgeoise agro-exportatrice. La domination de cette dernière est donc absolue, et ceci explique notamment la stabilité du régime politique de l’époque.

A partir de 1850, cette oligarchie formée par les producteurs de café, intervient dans la formation des gouvernements ainsi que dans leur destitution. Commence alors un rapport de force entre la classe marchande et les grands exploitants de café (ou cafetiers), chacun défendant ses intérêts et aspirant au pouvoir dans le but de consolider ses prérogatives.

La première victime de cette lutte sera don Juan Rafael Mora qui sera destitué suite à un coup d’état organisé par l’aristocratie cafetalera (8), désireuse de s’approprier le pouvoir. Ce dernier sera confié a don José Montealegre. Et en 1863, don Jesús Jiménez lui succédera, un candidat unique, imposé par le groupe oligarchique du gouvernement. A la fin de son mandat, il cédera le pouvoir au Dr. José Maria Castro Madriz qui bénéficie du soutien de la famille Montealegre. Le gouvernement de Castro Madriz sera destitué le 1er novembre 1868, et c’est don Jesús Jiménez qui prendra les rennes du pouvoir une nouvelle fois.

La manière dont se succèdent ces hommes politiques au pouvoir montre que les procédures démocratiques, relatives aux droits des peuples d’élire leurs propres dirigeants, étaient sérieusement limitées durant cette période.

Toutefois en 1870, les groupes de l’oligarchie subissent un échec important quant à leur intention d’accéder au pouvoir : le militaire don Tomás Guardia avait été engagé par eux pour organiser un coup d’Etat, ce qu’il fit. Mais une fois sa mission accomplie, il décida de rester au pouvoir et instaura une dictature qui dura douze ans. Lorsque cette dictature prit fin en 1882, P. Fernandez et B. Soto parviennent à renforcer les institutions nationales. L’éducation est favorisée grâce à des mesures libérales. Parallèlement, dans le domaine social, on assiste à la naissance d’une classe moyenne qui plus tard constituera un élément essentiel au sein de la vie politique.

Selon Rodrigo Facio (9), la domination de Guardia a fait comprendre à l’oligarchie qu’il était temps d’opérer des changements dans les procédures : c’est ainsi qu’elle décida de soutenir les institutions politico-libérales qui se multipliaient et se manifestèrent par la formation des premiers partis politiques pour la campagne électorale de 1890. Ces premières organisations étaient le « Parti Libéral Progressiste » et le « Parti Constitutionnel Démocratique », ce dernier étant conservateur et totalement opposé au libéralisme.

La campagne politique de 1890 a donné lieu à ce que l’on a appelé, l’apogée de la démocratie costaricienne : une fois passé le premier tour des élections, le plus grand nombre d’électeurs était favorable au candidat du Parti Constitutionnel Démocratique. C’est alors que le gouvernement de B. Soto, qui soutenait la candidature du libéral A. Esquivel, voulut faire pression pour que le résultat du processus électoral penche en leur faveur. Cette attitude a immédiatement provoqué une forte réaction du peuple qui prit les armes et obligea non seulement le gouvernement à respecter le résultat des élections mais aussi B. Soto à renoncer à son poste. Dès lors, le respect du suffrage fut institué comme étant inhérent à la démocratie costaricienne. C’est avec cette attitude d’entière conscience citoyenne que se referme le XIXè siècle.

1890-1929 : Du début de la production bananière à l’aube de la crise générale du capitalisme

a/ Domination nord-américaine et apparition des compagnies bananières

Aux alentours de 1890, commence une nouvelle étape avec l’apparition d’une nouvelle activité économique : le négoce et la production de la banane qui s’organise sous le contrôle de capitalistes étrangers.

Notons que durant cette période du début du XXè siècle, ce sont les Etats-Unis et non plus l’Angleterre qui, de par leur influence financière, dominent l’Amérique latine. Et ceci va entraîner certains changements : lorsque c’était l’Angleterre qui dominait, elle s’intéressait à la conquête de marchés pour ses produits manufacturés et son capital ainsi que pour l’acquisition de matières premières ; la domination nord-américaine va, quant à elle, se traduire non seulement par l’achat de matières premières et par le commerce, mais également par l’exportation du capital et l’extraction directe de plus-value à travers l’exploitation de la main d’œuvre des pays périphériques. C’est alors qu’apparaissent les entreprises de type néocolonial, telles que les transnationales bananières.

Il existe une certaine complémentarité entre les producteurs de café et les bananiers : en effet, la bourgeoisie agro-exportatrice voulait construire un chemin de fer vers l’Atlantique pour pouvoir transporter le café en Angleterre à un moindre coût. Or les entrepreneurs bananiers s’engagent à finir la construction du chemin de fer en échange du titre de propriété de l’entreprise du chemin de fer et de grandes étendues de terre qu’ils utilisent pour la plantation de bananiers.

Il faut bien comprendre, pour pouvoir expliquer la stabilité du système politique costaricien de l’époque, que le négoce et la production de la banane ne donnent pas naissance à une bourgeoisie locale susceptible d’entrer en concurrence et en conflit immédiat avec la bourgeoisie agro-exportatrice. Bien au contraire, la bourgeoisie qui bénéficie de l’exploitation des bananeraies se trouve en dehors du pays à l’étranger.

Au niveaux des travailleurs, les plantations de bananiers vont donner lieu à l’apparition d’une nouvelle classe sociale : le « prolétariat rural bananier » (10), qui jouera un rôle de 1er ordre essentiellement à partir de 1930.

b/ La première guerre mondiale et ses conséquences économiques

La première guerre mondiale a provoqué la crise du commerce international du café affectant gravement l’économie du pays. Il fallait prendre certaines mesures afin de résoudre quelques problèmes que la guerre avait accentué concernant notamment le financement de l’Etat et le contrôle du crédit qui se trouvait entre les mains de l’oligarchie. C’est le gouvernement du président libéral Alfredo Gonzales Flores qui entreprend ces réformes, et qui pour tenter d’enrayer la crise propose d’instituer un nouvel impôt, équitablement réparti. Furieux, les riches producteurs de café décident alors de soutenir le coup d’Etat des frères Tinoco, en date du 27 janvier 1917, rompant avec le régime démocratique du pays. Ce coup d’Etat et la dictature de deux ans des frères Tinoco qui s’en suivit, sont le signe d’une perte d’influence de l’aristocratie cafetalera, du fait, entre autres, des difficultés rencontrées pour la commercialisation du café.

c/ Luttes patriotiques et anti-impérialistes

Dans les années 1920, l’on assiste à l’entrée en scène de compagnies transnationales qui détiennent le contrôle de la production et gèrent la distribution de l’électricité et des communications. Ceci entraîne une remise en cause du système politique. C’est à cette époque que se développe une lutte patriotique et anti-impérialiste constante pour défendre la souveraineté nationale.

Le contrôle du pouvoir politique commence à faire l’objet de querelles entre :

  • les riches producteurs de café (traditionnellement détenteurs du pouvoir politique) ;

  • les étrangers venus dans le cadre des compagnies transnationales ;

  • les classes moyennes (telles que les intellectuels, artisans, commerçants et petits propriétaires).

Bien que très progressivement, l’on assiste déjà à cette époque à l’effritement de la domination jusque-là sans partage de la bourgeoisie agro-exportatrice.

d/ Le Parti Réformiste du général Jorge Volio

Les premières infiltrations sérieuses d’idées socialistes au Costa Rica apparaissent avec le général Jorge Volio.

Afin de décrire ce personnage qui fut à l’origine de l’un des mouvements politiques et sociaux les plus importants de Costa Rica au XIXè siècle, reprenons les termes de Marina Volio Brenes, dans son œuvre intitulée Jorge Volio y el Partido reformista : « Pour lui, l’Histoire qui est action, qui est vie, qui est en constant renouveau est la résultante de la sensibilité vitale de chacun des protagonistes. C’est pourquoi pour Volio, il est nécessaire d’agir parce que selon lui, c’est seulement ainsi que les choses prennent forme et que les événements surviennent. Seul un mélange de pensée et d’action peut créer un ordre nouveau pour la société costaricienne » (11).

A travers son mouvement réformiste, Volio n’avait nullement l’intention de remplacer la structure sociale en vigueur à l’époque. Il aspirait à la rendre plus juste au travers de changements fondamentaux concernant notamment la possession des terres, l’impôt, l’éducation etc.

Après avoir destitué la dictature des frères Tinoco, citée plus haut, en 1920, Volio est élu député en 1921. Il entreprend alors la réforme de la société, avec pour base la doctrine sociale de l’Eglise.

C’est au mois de janvier 1923 qu’il forme le Parti Réformiste avec le concours de la Confédération générale des travailleurs. Fondée en 1913, cette dernière, volontiers anarchisante, avait déjà diffusé les idées d’émancipation du prolétariat et de la défense de ses droits. Volio avait jugé cette alliance tactique nécessaire afin d’obtenir le plus large soutien populaire possible aux réformes. De fait, un plan de réformes agraires est étudié et diverses mesures de protection sociale (sur la sécurité de l’emploi, les accidents du travail, la salubrité des logements…) sont alors votées.

Candidat à la présidence de la République pour la période 1924-1928, Volio avait comme concurrents Ricardo Jiménez du Parti Républicain et Alberto Echandi du Parti Agricole.

Aucun des trois partis n’obtint la quantité de votes suffisante aux élections pour qu’un président puisse être désigné. Face à un tel résultat, des arrangements politiques entre les partis s’imposaient : Ricardo Jiménez fut déclaré président de la République et Volio vice-président. En contrepartie Ricardo Jiménez s’engageait à mener à bien certains points du programme réformiste du général et à verser 100 000 colones à son parti en guise de « dette politique » (une somme dont Volio ne prendra pas un centime). Ce pacte signifia la fin du réformisme de Volio, car il allait à l’encontre d’un des principes fondamentaux du parti qui était : « Ir sólos al triunfo o a la derrota » (12).

La relation entretenue par le président et le vice-président n’était pas des moins conflictuelles. En 1926, Ricardo Jiménez trouve enfin l’occasion de se défaire du réformisme : Volio qui, déjà à cette époque « empezaba a ver la política seguida por don Ricardo como un parche para los problemas nacionales y no como una solución a los mismos » (13), entame une série de critiques dénonçant les irrégularités du gouvernement de Jiménez et s’attire des problèmes avec les ministres de son propre parti, ainsi qu’avec le président en personne. La situation explose au mois de septembre lorsque Volio se soulève contre le gouvernement dans la ville de Liberia. Mais son mouvement n’est pas soutenu par le peuple.

1930-1948 : Le réajustement des forces

a/ L’influence de la crise de 1929-1930

Dans les années qui succèdent à la crise de 1929-1930 et jusqu’à l’après-guerre, le Costa Rica subit maintes transformations. La bourgeoisie agro-exportatrice est privée d’une partie de ses revenus provenant de l’étranger du fait de la crise qui affecte le commerce international du café ; les commerçants quant à eux, voient leurs activités limitées par les obstacles à l’importation ; et parmi les groupes populaires, les effets de la crise se ressentent de façon encore plus intense car l’augmentation du prix des produits de première nécessité a une influence directe sur leur niveau de vie. De la même manière, la récession économique et les stratégies commerciales de la bourgeoisie destinées à reporter les conséquences néfastes de la crise et de la guerre sur les autres groupes de la population, affectent largement ces derniers.

La baisse des salaires et la détérioration des conditions de travail touchent surtout les industriels, les commerçants et les journaliers.

Les artisans et les petits exploitants qui cultivent la terre pour vivre voient les possibilités de vente de leurs produits considérablement réduites.

b/ L’apparition de nouvelles organisations politiques

Cette situation est source de tensions et entraîne quelques réactions au niveau politique : de nouvelles organisations apparaissent.

L’une d’entre elles est constituée par des jeunes entrepreneurs et des étudiants qui se sont regroupés au sein du Centre pour l’Etude des Problèmes Nationaux (CEPN). Leur réponse à la crise consiste à proposer une réforme du système traditionnel de domination des riches producteurs de café.

Le CEPN est le produit de la frustration des classes moyennes costariciennes face à l’absence de transformation économique du pays.

Son idéologie, transformiste, se caractérisait par :

  • un sentiment anti-impérialiste aigu ;

  • une position anticapitaliste tout en rejetant la théorie marxiste ;

  • son opposition au statu quo politique dont il accuse tous les partis.

Nous verrons plus loin que ce mouvement deviendra un parti officiel en 1944 et qu’il fusionnera avec une fraction du Parti cortesiste dite Action Démocratique représentée par José Figueres, pour former le Parti Social Démocrate en 1945.

Par ailleurs, nous avons les travailleurs bananiers ainsi que leurs organisations syndicales et politiques : face à l’aggravation de la crise, le prolétariat bananier trouve l’occasion de s’organiser, d’atteindre un niveau élevé de conscience politique. C’est ainsi qu’il parviendra à orchestrer la lutte populaire la plus importante de l’histoire du pays. Le point culminant de cette lutte a lieu lors de la grande grève de 1934, orchestrée par les syndicats bananiers sous l’influence du Parti Communiste (PC) à travers lequel ils trouvent leur mode d’expression.

Enfin, une autre option politique est celle du populisme non réformiste de Calderón Guardia. Son message social et son attitude paternaliste bénéficient d’un large écho au sein de la société. En d’autres termes, nous assistons à un moment historique où l’hégémonie de la bourgeoisie agro-exportatrice n’est plus absolue au Costa Rica.

c/ La rupture du jeu démocratique

La détérioration des conditions de vie expliquent pourquoi de 1930 à 1948, le parti et les syndicats communistes bénéficient du soutien populaire (tel que celui des travailleurs agricoles des bananeraies, de quelques secteurs de travailleurs industriels de la ville, des paysans pauvres et des artisans). Ce soutien leur permet, entre 1940 et 1948, d’instaurer une alliance politique avec le populisme du président Calderón Guardia au pouvoir et le courant social-chrétien des secteurs les plus influents de l’Eglise, dirigés par Monseigneur Sanabria.

Cette alliance des différents courants cités - partis et syndicalistes révolutionnaires, populisme réformiste, et social-christianisme - affecte la domination exclusive de la bourgeoisie agro-exportatrice et c’est la raison pour laquelle cette dernière décide de mettre entre parenthèse la stabilité et la pérennité des règles « démocratico-bourgeoises » qu’elle avait elle-même définies. C’est alors que certains droits des citoyens commencent à être bafoués.

Lors du mandat de León Cortes (1936-1940), les répressions à l’encontre des opposants politiques s’accentuent. Pendant les gouvernements de Calderón Guardia (1940-1944) et de Teodoro Picado (1944-1948), les groupes politiques conservateurs tentent d’y mettre fin en jouant la carte de la propagande et par des mouvements destinés à instituer des formes de lutte en dehors du cadre légal. Ce processus est à son comble au moment des événements de 1948.

d/ La présidence du docteur Rafael Angel Calderón GUARDIA (1940-1944)

Il convient d’insister sur la présidence de cet homme car son mouvement (le calderonisme) a été une réalité politique, électorale et sociale pendant 30 ans de l’histoire politique costaricienne et a fortement marquée cette dernière.

Calderón Guardia est arrivé au pouvoir en tant que représentant des riches producteurs de café, membre du Parti de Libération National et avec le soutien du gouvernement de León Cortes.

Il obtint 86 % des votes et sa vision de la société était alors ignorée de la plupart. Tout semblait indiquer que la politique du Costa Rica continuerait d’être menée sous le voile protecteur d’un paternalisme oligarchique. Mais la conjoncture internationale d’un monde en guerre allait bientôt modifier ce qui semblait être « la logique des choses ».

Le 11 décembre 1941, le gouvernement de Calderón Guardia déclare la guerre à l’Allemagne et ceci lui vaudra une perte de popularité auprès de l’oligarchie car cette décision engendrera l’expropriation d’un bon nombre de puissantes familles allemandes, italiennes ou encore espagnoles, accusées de tendances fascistes.

Par ailleurs, Calderón Guardia décide de promulguer la loi dite de « garanties sociales » qui concerne :

  • la maladie ;

  • l’invalidité ;

  • la maternité ;

  • les retraites ;

  • le salaire minimum ;

  • les journées de travail de 8 heures ;

  • la reconnaissance légale des syndicats ;

  • le droit des travailleurs à bénéficier d’un foyer décent;

  • l’obligation de l’Etat de veiller à l’éducation des ouvriers ;

  • la priorité de l’ouvrier national sur l’ouvrier étranger concernant les embauches.

Cette loi est aussitôt inscrite dans la Constitution, et un peu plus tard, en septembre 1943, dans le Code du travail.

Si Calderón est arrivé au pouvoir avec le soutien des riches exploitants de café, il perdit finalement tout leur appui et leur sympathie.

C’est à partir des réformes sociales de C. Guardia, que naît le mouvement dit « calderoniste », qui devient alors LE mouvement populaire par excellence.

Le calderonisme a reçu principalement le soutien :

  • des provinces consacrées à l’exploitation des bananeraies, berceau du seul prolétariat rural du Costa Rica (Puntarenas et Limon) ;

  • de la province de Guanacaste, la plus en retard économiquement à cette période ;

  • de San José, centre urbain, commercial et industriel du Costa Rica.

L’intention de cet homme n’était pas de transformer le pays via un processus d’industrialisation ni d’intensifier le marché intérieur au moyen de réformes agraires par exemple mais plutôt de consolider la dignité de l’ouvrier costaricien.

L’échec du calderonisme en 1948 a constitué un échec pour l’ensemble de la classe ouvrière.

Voyons maintenant dans quelles circonstances ont eu lieu les événements de 1948.

II. Le soulèvement de 1948 : une transition démocratique ?

1. Les forces en présence

A l’aube des événements de 1948, le Costa Rica connaît une polarisation sociale extrêmement grave, une situation qui se traduit par une multiplicité de tendances politiques. Les principales seront analysées dans les prochaines lignes.

a/ Mouvement réformiste

L’origine de ce mouvement au Costa Rica est lié à la création du Centre pour l’Etude des Problèmes Nationaux. Cette association comprend une nouvelle génération de professionnels, appelée « Generación del 48 » (14) du fait de sa participation aux événements de cette date. Lorsque quelques années plus tôt, en 1944, le CEPN devient officiellement un Parti politique, il réaffirme que, mise à part celle de démocratiser le système, les raisons principales de sa participation politique sont la volonté :

  • d’industrialiser le pays ;

  • de mettre en place des coopératives pour contenir un capitalisme sans restriction ;

  • d’exploiter au maximum des ressources naturelles par l’Etat ;

  • de nationaliser tous les secteurs vitaux de l’économie costaricienne.

Une autre force à l’origine de ce mouvement réformiste costaricien fut la faction « Action démocratique », au sein du Parti cortesiste. Son représentant, José Figueres, partageait l’idéologie du CEPN à beaucoup de niveaux : il était anti-capitaliste et contre l’oligarchie sans toutefois s’identifier avec la philosophie marxiste ; enfin, tout comme le CEPN, Figueres voulait concentrer entre les mains de l’Etat, les ressources économiques issues du développement du pays.

Le CEPN et l’Action démocratique se sont unis le 19 mars 1945, sous le nom de « Parti Social-Démocrate ».

b/ Le Parti cortesiste

Le secteur de l’oligarchie était représenté par le Parti cortesiste, dirigé à l’époque par Otilio Ulate, journaliste de formation. La présidence de la République était assumée par Teodoro Picado. Ce dernier avait introduit un impôt sur le revenu, ce qui en plus de toute la législation sociale (mise en place sous Calderón Guardia et maintenue par Teodoro Picado), avait décidé l’oligarchie à lui retirer tout soutien.

c/ Mouvement populiste

Le mouvement populiste (ou le calderonisme), dont nous avons parlé plus haut, constitue la troisième force en présence et non la moindre puisqu’il s’agit de celle qui dirige le pays à la veille des événements de 1948.

2. Une coalition tactique

Les dirigeants du Parti social-démocrate, représentants des classes moyennes, et qui ne rassemblaient pas plus de 3,8 % de la population active du pays, se sont rendus compte que leurs chances d’accéder au pouvoir ne dépendraient ni des élections ni des différents compromis avec le calderonisme. Ils ont donc décidé de faire alliance, en 1946, avec leur plus grand ennemi : l’oligarchie costaricienne, représentée par le Parti cortesiste.

C’est ainsi qu’à partir de 1946, la scène politique du Costa Rica était marquée par l’opposition de l’oligarchie et des classes moyennes au populisme. En d’autres termes par l’opposition entre :

  • un mouvement populiste (le calderonisme) et

  • un mouvement réformiste (le figuerisme) allié à l’oligarchie du pays (l’ulatisme).

3. Le déclenchement de la guerre civile

Si la coalition cortesiste-démocrate avait obtenu certaines victoires aux élections des députés de 1946, leurs chances d’un triomphe électoral en 1948 restaient minces.

C’est pour cette raison que les réformistes ont fait pression lors de la « Huelga de los brazos caídos » (15) de 1947 pour obtenir l’appui du Tribunal électoral moyennant des nominations favorables à la coalition.

L’acceptation par le Tribunal des conditions de la coalition, imposées par la grève de 1947, a porté un coup sévère au mouvement populiste. Mais Teodoro Picado avait d’ores et déjà perdu la force politique de résister aux embuscades de l’oligarchie à l’encontre du régime.

Le pacte issu de la grève de 1947, a permis aux ulatistes de destituer le calderonisme lors des élections. Mais cette victoire donna également aux réformistes l’excuse dont ils avaient besoin pour initier la révolution : en effet, selon José Figueres, il fallait désormais forcer le gouvernement costaricien à annuler les élections car les réformistes n’avaient nullement l’intention de permettre à l’oligarchie de régner une nouvelle fois à leurs côtés. Dès lors, les fraudes électorales devaient être mises en évidence.

Comme prévu, le 2 mars 1948, les élections sont annulées et c’est alors que les figueristes se soulèvent contre les populistes, pour accéder au pouvoir.

Notes :

(1) : “Tout au long de la période coloniale, les Espagnols ont fait de ce pays leur résidence principale. Arrivés de la péninsule ibérique avec des espoirs de richesse, ils s’établirent sur cette terre et s’y attachèrent très vite, l’aimant comme la leur.”

(2) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, Democracia en Costa Rica. Cinco opiniones polémicas, Ed. Universidad Estatal a Distancia, San José, 1978, p.26

(3) : “Le Costa Rica était dépourvu de richesse minière et de population indigène, qui fut de tout temps une population docile, et c’est pour cette raison, que l’empire espagnol la traitait comme une belle-fille à qui il ne prêtait guère attention. Pour les Espagnols, ce pays manquait donc des éléments qui donnaient de la valeur à une colonie”.

(4) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.31: « Il existe dans ce pays quelques 800 familles, certaines sont espagnoles, réputées nobles, et les autres métisses et mulâtres, sont considérés comme les gens du peuple… »

(5) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.33 : « Les colons (nous) ont laissé en héritage un certain sens civique ce qui a permis aux costariciens d’engager leurs institutions sur le chemin de la démocratie. »

(6) : Conseil municipal.

(7) : Las Juntas de Legados de los Ayuntamientos, et la Junta de Legados de los pueblos.

(8) : « cafetière », spécialisée dans la production de café.

(9) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.42.

(10) : Proletariado rural bananero

(11) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.51.

(12) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.54: “Aller seuls au triomphe ou à la déroute”

(13) : Dr. Oscar Aguilar Bulgarelli, op. cit., p.55: “Il commençait à considérer la politique suivie par Don Ricardo comme un palliatif et non pas comme une solution ”.

(14) : La Génération de 48.

(15) : « La grève des bras ballants. »