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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Alternatives Non-violentes, Rouen, septembre 2004

La problématique du tiers dans le contexte de l’action non-violente et l’intervention civile

Action non-violente et intervention civile ont pour stratégie commune la référence au tiers symbolique, mais elles se différencient quant à la manière de la mettre en œuvre.

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Les premiers pas de la toute jeune intervention civile sur la scène politique sont généralement datés du début des années 1980 avec, notamment, la création des Peace Brigades International en 1981. Et c’est à la fin de la Guerre froide et à la multiplication des conflits régionaux que l’on attribue communément la démarche plus assurée de notre demoiselle, autrement dit son vif développement quantitatif et qualitatif. La mémoire historique étant, comme toujours, sélective, on oublie donc un peu rapidement que, dès la première moitié du XXe siècle, se voyaient concoctés des projets de « Peace Army » et que se trouvaient mandatées les premières missions d’interposition non armée (1).

Si l’intervention civile n’est ainsi plus une donzelle mais une dame d’âge respectable, l’action non-violente, à ses côtés, fait figure d’ancêtre. On ne reviendra pas ici sur les multiples exemples historiques aujourd’hui recensés (2), pour insister seulement sur un point : de nombreux auteurs et acteurs inscrivent l’intervention civile dans le champ de la non-violence, ou dans la continuité de l’histoire de l’action non-violente, comme si la chose était d’une telle évidence qu’il n’y avait pas lieu de la questionner. C’est ce que traduisent par exemple les dénominations « intervention civile non-violente », en français, ou, d’une manière un peu différente, « nonviolent intervention », en anglais.

Or, comme on le verra plus loin, il n’est pas inutile de s’interroger sur l’usage de cette épithète en un tel contexte. Faut-il considérer l’intervention civile comme une modalité particulière de l’action non-violente ou, au contraire, dissocier radicalement les deux ? Je plaiderai pour une réponse nuancée, en plaçant au centre de ma réflexion la notion de tiers. Souvent au premier plan de la littérature sur l’intervention civile, celle-ci s’est également vue mise à contribution dans certains travaux sur l’action non-violente. À condition d’en reprendre l’usage de manière critique, elle me paraît susceptible d’éclairer utilement ce qui constitue la problématique commune de l’action non-violente et de l’intervention civile comme ce qui les différencie.

Un premier temps de cette démarche comparative consistera en une délimitation plus précise de ces deux types de pratique.

I. Spécificités de l’action non-violente.

Si les auteurs qui ont tenté de dégager les caractéristiques propres à l’action non-violente divergent sur un certain nombre de points, ils s’accordent cependant sur quelques traits essentiels que l’on peut résumer comme suit (3) :

  • 1. Le contexte de départ est une situation de domination – partielle ou plus générale, actuelle ou qui menace de survenir – d’un groupe (social, politique, national…) sur un autre. Le terme « situation » ne désigne pas ici une description neutre mais la perception, par le groupe des dominés, de ce qu’il vit, cette perception n’étant pas forcément partagée par le groupe des dominants.

  • 2. La domination repose sur :

    • la contrainte physique – par exemple militaire –, sociale, politique, économique, culturelle, etc. exercée par les dominants sur les dominés ;

    • la collaboration plus ou moins consentie des dominés à la situation de domination.

  • 3. Le processus de l’action non-violente va se dérouler au fil de trois mouvements au moins :

    • Le premier mouvement est celui de la construction identitaire du groupe des dominés : se voit constitué un « nous », les dominés, en opposition à un « eux », les dominants, pour telle situation de domination (4).

    • Le deuxième mouvement est celui de l’action elle-même, qui ne devient possible qu’à partir du moment où le groupe des dominés prend conscience du fait qu’en retirant sa collaboration au groupe des dominants il peut, dans certaines conditions, contraindre celui-ci à faire cesser la situation de domination. Le trait majeur de l’action non-violente est ainsi la non-coopération collective, qui peut se décliner en divers registres, abondamment décrits dans la littérature : grève (du travail, de l’impôt, des loyers…), boycott, désobéissance civile directe ou indirecte, etc. Ceci peut s’accompagner d’actions directes telles que l’occupation de locaux, l’obstruction de voies de communication, l’usurpation civile… Mais ces dernières sont, comme les manifestations, marches, sit-in, grèves de la faim limitées, interventions dans les médias de toute nature, etc., moins des moyens de contraindre directement l’adversaire que des manières, à la fois, de favoriser une cohésion plus affirmée du groupe résistant et, surtout, de médiatiser l’action pour susciter une sympathie et un soutien de l’opinion publique.

    • Le troisième mouvement, qui n’est pas en soi spécifique à l’action non-violente mais très fréquemment présent dans celle-ci – et revendiqué comme une de ses composantes essentielles par nombre de ses théoriciens – est le « programme constructif » : sans attendre que le groupe des dominants accepte une issue satisfaisante au conflit, sont mises en place, concrètement et de façon possiblement illégale, des pratiques et/ou des structures qui préfigurent ladite solution (5).

  • 4. Un principe régit l’action : que la violence, selon les cas, soit considérée comme matériellement impossible, interdite pour des motifs religieux ou refusée en vertu d’une éthique politique, elle est bannie des moyens d’action légitimes. Ces derniers ne doivent pas attenter à l’intégrité physique ni à la dignité des adversaires. Par ailleurs, lesdits adversaires ne sont considérés comme tels qu’en tant qu’agents d’une situation donnée de domination, et non en tant qu’individus.

L’objectif central de l’action non-violente n’est ainsi pas de « vaincre » les adversaires, mais de les contraindre à faire cesser la situation de domination et de parvenir, si possible, à un compromis satisfaisant les deux parties (6).

II. Spécificités de l’intervention civile

Dessiner les contours de l’action non-violente n’est pas une tâche trop ardue, les clarifications conceptuelles en la matière ayant été menées depuis de nombreuses années. Il en va bien autrement de l’intervention civile, les limites du champ et les notions utilisées se révélant pour le moins variables selon les auteurs (7).

Commençons donc par distinguer ce que n’est pas l’intervention civile :

Elle n’est bien sûr pas une intervention militaire. Autrement dit, elle n’utilise pas les outils spécifiques des militaires, soit les moyens armés. Les militaires peuvent participer à des missions d’intervention civile (par exemple l’observation du bon déroulement d’une élection), mais ils ne sont plus alors dans leur rôle premier.

L’intervention civile n’est pas non plus une intervention humanitaire. Elle ne vise pas à secourir les victimes du conflit, mais à peser sur les causes de celui-ci pour tenter de le résoudre (8).

Elle relève encore moins de l’action civilo-militaire, que celle-ci vise, selon la doctrine officielle, à « faciliter l’exécution des missions opérationnelles avant, pendant et après l’engagement des forces en favorisant l’acceptation et le soutien des populations concernées » (9) ou qu’elle serve, de manière parfois moins avouée, à faciliter l’implantation des entreprises nationales dans les régions en reconstruction (10).

L’intervention civile n’est pas coercitive, contrairement à certaines actions qui, bien que menées par des civils, peuvent éventuellement avoir des effets meurtriers (par exemple certaines mesures d’embargo). Elle nécessite – et ses promoteurs la recherchent activement – une coopération avec et entre les parties en conflit.

Une définition positive a été proposée par J. M. Muller, qui caractérise la stratégie de l’intervention civile comme « une intervention non armée, sur le terrain d’un conflit local, de missions extérieures, mandatées par une organisation intergouvernementale, gouvernementale ou non gouvernementale, venant accomplir des actions d’observation, d’information, d’interposition, de médiation et de coopération en vue de prévenir ou faire cesser la violence, de veiller au respect des droits de l’Homme, de promouvoir les valeurs de la démocratie et de la citoyenneté et de créer les conditions d’une solution politique du conflit qui reconnaisse et garantisse les droits fondamentaux de chacune des parties en présence et leur permette de définir les règles d’une coexistence pacifique. » (11) Il s’agira ainsi de « reconstruire le tissu social en établissant des ‘mesures de confiance’ entre les populations adverses, en développant une culture de paix, en instaurant des institutions politiques qui garantissent un état de droit, en relevant l’économie détruite par la guerre, en tentant de supprimer les injustices qui ont engendré le conflit. » (12)

Est-il légitime de qualifier cette pratique de « non-violente » ? On peut vouloir employer cet adjectif pour se référer par ce biais à la non-violence, c’est-à-dire à {« des doctrines (ou systèmes de pensée) qui visent à fonder sur une critique radicale de la violence la volonté de rechercher et mettre en œuvre des moyens de lutte politique et sociale qui soient compatibles avec cette critique. » (13)

Mais, dans ce cas, il faudrait exclure de la liste des organismes envoyant des intervenants civils certains de leurs mandataires actuels (ONU, OSCE, par exemple) qui, pour être parfois sensibles à la thématique de la non-violence, ne l’ont pas placée, loin de là, au centre de leur inspiration stratégique. On peut également, par ce moyen, vouloir inscrire l’intervention civile comme une forme parmi d’autres de l’action non-violente, celle-ci n’étant pas définie, comme la non-violence, par les références explicites de ceux qui la conduisent mais par ses moyens et sa dynamique spécifiques. Or, à cette aune, il serait impossible de considérer comme parties intégrantes de l’intervention civile nombre de modalités qui sont couramment admises comme siennes – notamment la médiation –, dans la mesure où leur principe est fortement éloigné de ce qui constitue, nous l’avons vu, le vecteur essentiel de l’action non-violente telle qu’elle s’est historiquement développée, autrement dit la non-coopération collective.

Rejoignant partiellement les distinctions proposées par Ch. Schweitzer (14), il me paraît ainsi préférable de différencier deux notions.

  • D’une part, l’intervention civile, au sens qui vient d’être défini.

  • D’autre part, l’intervention non-violente, dans un sens voisin de celui utilisé par G. Sharp lorsqu’il distingue, parmi les registres de l’action non-violente, les méthodes de protestation et de persuasion, les méthodes de non-coopération et les méthodes d’intervention (15). Ces dernières « interviennent directement dans une situation en créant une rupture par des moyens non-violents » afin de « contraindre au changement », elles peuvent ainsi « porter la lutte dans le camp de l’adversaire » (16).

Dans cette perspective, on pourrait considérer comme interventions non-violentes celles qui, dans une situation de conflit, visent à soutenir, de manière partisane et en utilisant les méthodes de l’action non-violente (autrement dit possiblement contraignantes), le ou les groupes qui paraissent défendre le plus les valeurs de la démocratie et des droits humains. On pourrait, à l’inverse, considérer comme interventions civiles celles qui, éventuellement dans le même contexte, visent à favoriser, de manière non partisane et avec la coopération de toutes les parties en conflit, la construction d’un espace public de confrontation et de dialogue au sein duquel est recherché un compromis entre les parties (17).

III. Du troisième au tiers

Le caractère contraignant et partisan ou non de l’intervention apparaît ainsi central dans une perspective comparative. On rejoint ici un thème fréquemment abordé à propos de l’intervention civile, celui du tiers, qui semble à première vue constituer un outil de distinction pertinent. On aurait, dans l’action non-violente, deux adversaires qui s’affrontent et, dans l’intervention civile, un « tiers » qui tente d’amener deux adversaires à faire la paix.

Les choses sont-elles aussi simples ? Certainement pas, si l’on se rappelle que la notion de tiers fait intimement partie, pour certains auteurs, de la théorie de l’action non-violente. J. Semelin, notamment, lui réserve une place centrale (18). Pour lui, l’un des ressorts de l’action non-violente réside dans la « médiatisation » du conflit, au double sens de la publicité qui en est faite et de l’introduction d’une tierce partie – l’opinion publique. Il s’agit de faire passer celle-ci du statut de « tiers témoin » à celui de « tiers soutien » qui va exercer sur le groupe dominant une pression indirecte, démultipliant la pression directe de l’action non-violente. La triangulation du conflit engendrée par cette opération permet d’éviter l’escalade duelle, mimétique de la violence et de faire entrer le conflit dans le registre symbolique. Elle fait également accéder l’action non-violente, possiblement illégale, à une plus grande légitimité, dans la mesure où elle est soutenue par l’opinion publique. Ce qui fait dire à J. Semelin que le tiers « fait loi ».

Cette approche a ouvert des pistes de réflexion inexplorées jusque-là. Elle appelle néanmoins, de mon point de vue, deux remarques.

  • Tout d’abord, en quel sens ce que décrit J. Semelin peut-il être nommé « tiers » ? Certes, il faut espérer d’une intervention de l’opinion publique une modération, voire une paralysie, de la répression, et un accroissement de la contrainte exercée sur les dominants qui favorise une issue du conflit privilégiant la justice et le compromis. Mais, d’une part, la publicité faite à un conflit peut aussi verser dans la propagande et exacerber l’affrontement plutôt que le réguler ; d’autre part, la notion de « tiers soutien » signifie bien que, ce qui est ici demandé à l’opinion publique, c’est de prendre parti pour un des deux camps. Autrement dit, de n’être tiers… qu’à moitié ! Il ne suffit donc pas d’être « troisième » pour « faire tiers ».

  • Deuxième remarque : est-il pertinent d’utiliser le même terme – celui de tiers – pour décrire la fonction de soutien unilatéral plus ou moins régulateur que l’on vient de voir et celle, non partisane, non contraignante et médiatrice attribuée généralement à l’intervention civile ? Comment penser, à la fois, ce que l’on pressent bien être une certaine zone commune (cette entrée en scène d’une troisième entité qui vient faire chuter l’intensité de la violence exercée entre deux autres) et l’hétérogénéité des configurations conflictuelles ?

Cela ne devient possible, à mon sens, que si l’on renonce à désigner comme « tiers » des individus ou des groupes, des acteurs politiques, pour faire du tiers une instance symbolique externe aux acteurs et à laquelle ceux-ci se réfèrent de différentes manières.

Déployons un peu cette proposition. Action non-violente et intervention civile visent toutes deux à limiter de manière raisonnée la destructivité inhérente à tout conflit. Cette dynamique trouve source, sens et force dans la Loi. Pas la loi que les hommes votent dans leurs parlements, mais la Loi anthropologique fondamentale : celle du double interdit du meurtre et de l’inceste. Celle qui institue le registre symbolique, rend possibles langage et culture, protège de la violence conçue comme soumission à l’arbitraire du désir de l’autre. Cette Loi est transgressée tous les jours, mais toujours la collectivité humaine tend à la restaurer – il y eut la Shoah mais il y eut Nuremberg – parce que c’est la condition de sa survie. Cette Loi pré-existe et s’impose à chaque humain. Chaque humain peut la représenter, la garantir, mais aucun ne la crée ni ne peut s’en faire le maître. En cela, elle peut véritablement être considérée comme tierce. C’est pourquoi je serais tenté d’inverser la formule de J. Semelin : ce n’est pas le tiers qui fait loi, c’est la Loi qui fait tiers.

De quelle manière ? Revenons à notre démarche comparative, en insistant sur le fait que ce tiers est une instance symbolique, que son existence est donc absolument indépendante du réel des acteurs en présence, et qu’il peut ainsi être utile pour penser même les situations dans lesquelles n’intervient aucune « tierce partie ».

Je distinguerai schématiquement cinq configurations politiques conflictuelles dans lesquelles la référence à ce tiers symbolique se trouve engagée de manière spécifique.

Passons rapidement sur les trois premières. Le fonctionnement ordinaire de la démocratie constitue la situation dans laquelle cette référence est au mieux partagée par les acteurs éventuellement en conflit et fonctionne de manière quasi « invisible ». À l’inverse, le génocide réalise de la manière la plus extrême la négation de toute inscription dans le symbolique. Ceci explique que, lorsque l’entreprise génocidaire est engagée, l’action non-violente, qui « fonctionne au tiers », soit impuissante à l’enrayer, mais que la prévention de ladite entreprise passe essentiellement par des tentatives visant à restaurer une référence à la Loi humaine commune (19). La guerre se situe dans une position intermédiaire, faisant osciller de manière variable entre déferlements de violence et tentatives pour contenir ceux-ci en instaurant des règles : « lois de la guerre », alliances, cessez-le-feu, trêves, etc.

L’action non-violente réalise un cas de figure original au sens où la référence au tiers y devient un outil stratégique. La renonciation à la violence est au départ une contrainte que l’on s’impose à soi-même, par observance radicale de la Loi fondamentale (20). Mais elle est également pensée à la fois comme objectif et comme moyen. L’objectif est d’amener l’adversaire à renoncer lui-même à l’usage de la violence et à (re)venir à une gestion symbolique du conflit. Le moyen, lui, est double. La pression directe (protestation et persuasion, non-coopération, intervention, selon les distinctions de G. Sharp), outre qu’elle sape matériellement les fondements du pouvoir de l’adversaire, vise à empêcher celui-ci, par la spécificité même, non-violente, de l’action, de justifier un recours à la violence, autrement dit de faire fi du tiers symbolique. L’appel à cette « tierce partie » qu’est l’opinion publique a pour objet d’amplifier, par une pression indirecte, un tel processus. Comme le montre J. Semelin, « l’efficacité symbolique de la non-violence n’est possible que sous le regard d’un Autre qui compte aux yeux de l’agresseur. » (21) Mais, cet autre, ce n’est pas le tiers, ce n’est pas celui qui viendrait « faire loi », c’est celui qui détient les moyens, en raison de son importance aux yeux du groupe dominant, de venir contraindre celui-ci à respecter la Loi à laquelle il est lui-même soumis (22).

Dans l’intervention civile, les adversaires se trouvent empêchés de faire fonctionner le tiers symbolique, pour diverses raisons :

Aucun ne peut renoncer à cette part de son identité groupale qui s’est construite dans le conflit, voire dans la haine, par opposition /différenciation duelle vis-à-vis de l’adversaire ;

Aucun ne peut « baisser sa garde », faire suffisamment confiance aux capacités de l’adversaire à s’inscrire, lui aussi, dans le symbolique ;

Aucun ne peut renoncer à l’espoir d’une victoire sur l’adversaire, c’est-à-dire à l’illusion de la toute-puissance (antinomique de la référence à quelque loi que ce soit).

Cependant, le fait même de solliciter ou d’accepter une mission d’intervention civile signifie que, si les adversaires s’estiment incapables de sortir, seuls, de l’impasse duelle où ils se sont enfermés, ils pressentent à la fois la nécessité comme la possibilité d’une telle issue. L’intervention civile ne va donc pas avoir pour objet de « mettre du tiers » là où il n’y en avait pas, mais de favoriser l’éclosion de ce qui existe déjà, virtuellement, chez chacun des adversaires.

En ce sens, pour l’intervenant civil, considérer qu’il est le tiers serait tuer dans l’œuf la possibilité même d’accomplir sa mission. Cela reviendrait en effet à s’enfermer dans une position imaginaire de toute-puissance : celle du sauveur qui va régler le conflit, faire la paix, faire la/sa loi. Au contraire, une telle entreprise ne saurait réussir que si l’intervenant civil ouvre aux adversaires la possibilité de s’inscrire dans la Loi et le symbolique en leur montrant que lui-même y est soumis, autrement dit qu’il a lui-même renoncé à l’illusion de la toute-puissance.

Notes

  • Auteur de la fiche : Christian ROBINEAU, psychologue clinicien, membre de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC).

  • (1) : T. Weber, « A History of Nonviolent Interposition and Accompaniment », in Y. Moser-Puangsuwan, T. Weber (eds), Nonviolent Intervention across Borders. A Recurrent Vision, Honolulu, Spark M. Matsunaga Institute for Peace / University of Hawai’i Press, 2000, pp. 15-41.

  • (2) : Pour un aperçu facilement accessible en français, cf. par exemple Ch. Mellon, J. Semelin, La Non-violence, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994 ; Collectif, Résistance civile : les leçons de l’histoire (1983), 2e éd., Dossier de Non-violence actualité, 1989 ; et les deux numéros consacrés par Alternatives non violentes aux « Luttes non-violentes au XXe siècle » : été-automne 2001, n° 119-120 et hiver 2001-2002, n° 121. Une bibliographie conséquente est également consultable dans G. Sharp, La Guerre civilisée. La Défense par actions civiles (1990), trad. fr., Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1995.

  • (3) : Pour cette partie, les références francophones classiques sont, outre Ch. Mellon, J. Semelin, La Non-violence, op. cit. : J. M. Muller, Stratégie de l’action non-violente (1972), Paris, Seuil, coll. « Points-Politique », 1981, et J. Semelin, Pour sortir de la violence, Paris, Éditions ouvrières/Éditions de l’Atelier, 1983.

  • (4) : Notons au passage que, si le processus de « conscientisation », d’« affirmation collective de soi comme groupe résistant » a été souvent exposé, celui de la construction imaginaire d’un « goupe-adversaire » en direction duquel sera menée l’action non-violente est très rarement abordé, alors que les deux sont, à mon sens, indissociables. Ce groupe–adversaire peut se voir attribuer une identité plus ou moins précise – l’occupant, la dictature , le patronat, le gouvernement, etc. – mais l’incarnation de la situation de domination est indispensable, à la fois pour que, pratiquement, l’action s’adresse à quelqu’un et que, psychologiquement, le groupe résistant se constitue par différenciation d’avec un autre. La négation est l’origine même de la pensée, comme l’écrivait S. Freud dans « La négation » (1925), trad. fr. in Résultats, idées, problèmes, T. 2 (1921-1938), Paris, PUF, 1985, pp. 135-139.

  • (5) : Cette dimension fut particulièrement développée par les mouvements de résistance au communisme en Europe centrale, avec la création de structures culturelles, d’information et de communication « parallèles ». Parmi cent exemples, cf. V. Havel, « Le pouvoir des sans-pouvoir » (1978), trad. fr. in Écrits politiques, Paris, Calmann-Lévy/Seuil, coll. « Points-Politique », 1991, p. 135 sq.

  • (6) : Je ne développerai pas ici les éléments relatifs au tiers dans l’action non-violente, les réservant pour la dernière partie de ce texte.

  • (7) : Les textes de référence utilisés pour cette partie seront J. M. Muller, Principes et méthodes de l’intervention civile, Paris, Desclée de Brouwer, 1997 et Ch. Schweitzer (dir.), Nonviolent Peaceforce Feasability Study, Hamburg/St Paul, MN, Nonviolent Peaceforce, 2001.

  • (8) : Il peut exister cependant certaines zones d’activité communes entre les intervenants civils, les organisations humanitaires et celles travaillant dans le secteur du développement, dans les situations de reconstruction post-conflit.

  • (9) : Directive de l’État-major des armées, 11 juillet 1997, cit. in R. Gaïa, L’Action civile des armées sur les théâtres extérieurs (action civilo-militaire), Rapport d’information n° 3167, Paris, Assemblée nationale, 20 juin 2001, p. 13.

  • (10) : Tendance caricaturalement illustrée par certains textes publiés in P. Peigney (éd.), La Gestion des sorties de crise. Actions civilo-militaires et opérations de reconstruction, Paris, Fondation pour les études de défense, 1998.

  • (11) : J. M. Muller, Principes et méthodes de l’intervention civile, op. cit., p. 70.

  • (12) : Ibid., p. 71.

  • (13) : Ch. Mellon, J. Semelin, La Non-violence, op. cit., p. 21.

  • (14) : Ch. Schweitzer, « Putting Nonviolent Peaceforce in the Picture », in Ch. Schweitzer (dir.), Nonviolent Peaceforce Feasability Study, op. cit., pp. 22-23.

  • (15) : G. Sharp, The Politics of Nonviolent Action, T. 2. The Methods of Nonviolent Action, Boston, MA, Porter Sargent, 1973. Certains éléments ont été résumés dans G. Sharp, La Guerre civilisée, op. cit., où le terme anglais « intervention », tel qu’évoqué ici, a été traduit par le français « obstruction » (cf. notamment pp. 63-66).

  • (16) : G. Sharp, La Guerre civilisée, op. cit., p. 63.

  • (17) : « Intervention civile » demeure une expression insatisfaisante, pouvant, en toute rigueur, s’appliquer à n’importe quelle intervention non militaire. « Intervention civile de paix », souvent utilisé en France, est plus rigoureux mais souffre des connotations d’angélisme, voire de franche niaiserie, attachées au mot « paix ».

  • (18) : J. Semelin, Pour sortir de la violence, op. cit., chap. VIII.

  • (19) : Cf. J. Semelin, Analyser le massacre. Réflexions comparatives, Paris, Sciences po, Centre d’études et de recherches internationales, coll. « Questions de recherche », n° 7, sept. 2002 (www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm). J. Semelin souligne justement que le génocide n’est pas pour autant hors de toute rationalité mais procède d’une rationalité délirante.

  • (20) : L’impossibilité matérielle de résister par les armes est rarement l’unique motif de choix d’une stratégie non-violente et s’accompagne souvent de considérations éthiques.

  • (22) : J. Semelin, Pour sortir de la violence, op. cit., p. 173 (souligné par l’auteur).

  • (23) : Cette démarche est celle qui permet à la désobéissance civile d’enfermer dans un redoutable paradoxe les régimes autoritaires ou totalitaires tentant de préserver face à l’opinion internationale une façade de légalité : si le pouvoir réprime les désobéissants, il se met en contradiction avec son discours officiel ; s’il ne les réprime pas, il laisse s’ouvrir une brèche dans laquelle s’engouffrera la contestation. J’avais esquissé une analyse de ce type à propos de la lutte pour l’objection de conscience en Pologne au milieu des années 1980 : Ch. Robineau, « Quel Droit pour les objecteurs polonais ? Réflexions sur la stratégie du Droit du mouvement Liberté et paix », Alternatives non-violentes, 1987, n° 66, pp. 34-37.