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, Grenoble, January 2016

Penser les tueries du 13 novembre pour sortir du capitalisme hégémonique et ré-orienter l’histoire de l’humanité, par Alain Badiou

Cet essai apparaît particulièrement stimulant pour penser les tueries du 13 novembre car il prend du champ dans le tête-à-tête agressif et stérile qui oppose aujourd’hui le plus fréquemment des analyses verrouillées autour de l’islam et de la France.

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Ref.: Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, Alain Badiou, coll. Ouvertures, éditions Fayard, 2016, 63 pages.

Languages: French

Document type: 

Ce court essai est la transcription d’un séminaire exceptionnel, donné le 23 novembre 2015 au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, dans lequel Alain Badiou propose une élucidation du crime de masse arrivé à Paris le 13 novembre. Elle est nécessaire pour éviter les risques auxquels expose la domination du sensible. Le premier de ces risques consiste à autoriser l’État à prendre des mesures aussi inutiles qu’inacceptables en sur-investissant les fonctions de la représentation symbolique au nom de l’unité nationale. Le second risque relève du renforcement des pulsions identitaires. Si on peut voir en cela une étape naturelle, elle ne doit pour autant pas nous priver de saisir la complexité dans laquelle se trouve la signification des mots « Français », « France » : elle n’est ni triviale ni évidente. Le risque de la tentation identitaire – restreindre l’espace du malheur que nous vivions à l’identité – ferait de la justice une vengeance ouvrant un cycle d’atrocités. Au contraire, nous devons penser à l’échelle de l’humanité toute entière. Enfin le dernier risque identifié serait de produire un effet démesuré, créant une « passion telle qu’on ne pourra, à terme, plus distinguer entre ceux qui ont initié le crime et ceux qui l’ont subi » (p12).

Cet essai apparaît particulièrement stimulant pour penser les tueries du 13 novembre car il prend du champ dans le tête-à-tête agressif et stérile qui oppose aujourd’hui le plus fréquemment des analyses verrouillées autour de l’islam et de la France. Cette pensée parcourt 7 étapes du raisonnement et rappelle que « rien de ce que font les hommes n’est inintelligible » (p13) :

  • 1/ La structure objective du monde

  • 2/ Les effets majeurs sur les population, leur diversité, leur enchevêtrement et leur subjectivité

  • 3/ Les subjectivités typiques ainsi créées

  • 4/ Les figures contemporaines du fascisme

  • 5/ L’événement lui-même dans ses différentes composantes : qui sont les tueurs

  • 6/ La réaction de l’État et le façonnage de l’opinion publique

  • 7/ Tentative de construire une pensée différente : vers le retour d’une politique d’émancipation disjointe du schéma du monde contemporaine

1/ La structure objective du monde

Elle est marquée par le triomphe du capitalisme mondialisé qui continue de s’étendre et de se concentrer d’autant plus que le contexte actuel ne permet pas du tout d’introduire de mesure régulatrice et de rééquilibre dans ce capitalisme. On ne peut que constater la faiblesse des résistances au regard des destructions successives.On est ainsi passé de deux idées en conflit (communisme et capitalisme ) à une. Et « cette unicité est le point-clef du triomphe subjectif du capitalisme » (p 24). Badiou nous replonge dans la pensée de Marx et nous rappelle qu’il avait vu, déjà, les États comme fondés de pouvoir du capital ; et c’est un fait que les grandes firmes ont la taille d’États moyens et que les États s’affaiblissent.

Les nouvelles pratiques impériales conduisent à détruire les États plutôt que de s’y substituer ou de les corrompre – les zones de pillage non-étatisées en sont un exemple – ont des effets désastreux sur les populations.

2/ Les effet sur les populations

Les inégalités dans la répartition des ressources à l’échelle planétaire n’ont jamais été aussi creusées : 1 % de la population mondiale possède 46 % des richesses, 10 % disposent de 86 % et 50 % de la population ne possède rien.

La classe moyenne, 40 % de la population, se partage 14 % des richesses.

A cette situation s’ajoute le fait que le capitalisme ne peut exploiter toute la force de travail disponible parce qu’il ne valorise le travail que parce qu’il en tire des profits. Si les systèmes de profits sont la seule source de valorisation de la force de travail alors le chômage de masse est structurel et définitif. Ainsi il n’y a que deux manières d’exister pour le capital : l’argent. Il structure une double identité, du salarié et du consommateur. Or au moins deux milliards de personnes ne sont ni consommateurs, ni force de travail. On peut dire qu’ils sont comptés pour rien par le capital ; ils ne sont rien, ils ne devraient pas exister. Voilà qui amène d’angoissantes questions autour des migrations vues comme une invasion de notre Europe.

Classe moyenne vecteur de la conviction que l’Occident est le lieu des civilisés ; elle est poreuse au racisme, à la xénophobie, au mépris des démunis.

3/ Les subjectivités réactives

Cette configuration du monde produit trois types de subjectivités, qui sont des formes psychiques, des formes de conviction et d’affect.

La « subjectivité occidentale », celle de la classe moyenne qui se partage les 14 %, se structure dans la dialectique entre l’arrogance et la peur : l’arrogance fondée sur la conviction que l’Occident est le lieu des civilisés ; la peur de perdre sa position et de tomber dans la catégorie des « ceux qui ne comptent pour rien ». En réaction, cette subjectivité désigne des boucs-émissaires.

Les deux autres types de subjectivités sont appelées « la subjectivité du désir d’Occident » - désir de posséder, de partager son aisance, d’imiter sa consommation – et « la subjectivité « nihiliste » - désir de revanche et de destruction couplé au désir d’imitation aliéné, qui laisse libre cours à une agressivité éventuellement meurtrière. Elles « forment un couple qui gravite, version positive et version négative, autour de la fascination exercée par la domination occidentale » (p 43).

Jusqu’ici, aucune proposition alternative n’offre de perspective pour une autre structure du monde.

4/ Le fascisme contemporain

Badiou voit dans la subjectivité populaire générée par le capitalisme un « fascisme », soit du fait d’une crise grave (ce fut le cas dans les années 30) soit des limites même du capitalisme notamment dans son incapacité à valoriser l’ensemble de la force de travail disponible. C’est une subjectivité réactive.

En se fascisant, le déçu du désir d’occident devient son ennemi. D’après le schéma psychanalytique classique du refoulé, il crée une réaction nihiliste et mortifère qu’on peut définir comme une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire : ici la religion est un des ingrédients possibles : « la religion n’est qu’un vêtement, elle n’est pas le fond de l’affaire » (p 46). Dans sa forme pratique, ce fascisme est un « gangsterisme criminel » ; Daech est une firme commerciale qui vend du pétrole, des œuvres d’art, du coton, des armes etc. donc interne à la structure du marché mondialisé dont elle est une perversion subjective. Ce fascisme est le revers du désir d’Occident frustré, organisé militairement avec des colorations idéologiques et où la religion tient une place formelle.

Ainsi cette subjectivité fascisante, cette fascisation, leur propose un héroïsme sacrificiel ou criminel et une certaine satisfaction occidentale : la « belle vie » avec une paye, des femmes, des voitures etc. donc un mélange de corruption occidentale (par les produits) et de propositions héroïques mortifères.

Dès lors on comprend que ce qui est déterminant, c’est le choix fait par rapport à la frustration – le désir d’occident refoulé, le désir de vengeance, l’héroïsme sacrificiel. La religion n’est qu’un «  référent anti-occidental présentable » (p 48) : « on a du reste pu observer que, dans la plupart des cas, l’islamisation est terminale plutôt qu’inaugurale. Disons que c’est la fascisation qui islamise et non l’islam qui fascise »

5/ Qui sont les tueurs ?

Par une analogie avec les miliciens français qui avaient collaboré avec les Allemands, Badiou nous fait comprendre qu’il existe, dans les deux cas, la même scission interne de la subjectivité fasciste. Les miliciens français se réclamaient de la France alors même qu’ils avaient choisi le camp de l’occupant – la contradiction entre se revendiquer d’un pays donc proclamer en défendre les intérêts nationaux mais se ranger du côté de ceux qui piétinent le plus élémentaire de ces intérêt : la souveraineté. Les tueurs du 13 novembre expriment un anti-occidentalisme mais ils sont en réalité la résultat nihiliste de la vacuité aveugle du capitalisme mondialisé, «  de son incapacité à compter tout le monde dans le monde tel qu’il le façonne » (p 50). Quant aux barbares, Badiou démontre par trois exemples que les Occidentaux sont eux aussi des barbares qui, sous des formes différentes, font bien davantage de morts.

6/ La réaction de l’État : « France » et « guerre »

La France en se déclarant « en guerre » recourt au bon vieux nationalisme, stratégie dans laquelle Badiou ne croit pas. Avec sa « collection d’intellectuels identitaires », la France d’aujourd’hui est un des rares pays à avoir adopter des lois ouvertement discriminatoires contre les pauvres ; ces pauvres qu’elle a fabriqués, en allant les chercher, au Maghreb notamment, puis en délocalisant le travail et dés-industrialisant.

7/ Les conditions du retour d’une politique d’émancipation disjointe du schéma du monde contemporain

Comment essayer de construire une pensée différente ? C’est bien d’une politique émancipatrice disjointe de l’intériorité du capitalisme mondialisé que Badiou nous parle. Il propose pour la construire de substituer à cet espace France ou français (d’ailleurs fantomatiques) un espace international voire transnational. La plus grande défaite est sans doute de « n’avoir pas mentalement une représentation mondialisée des problèmes » (p 59). L’accession à cette échelle globale est fondamentale et pour cela : « Ne votons plus ! N’accordons aucune importance aux proclamations mensongères et vaines de nos gouvernants ! Retirons-nous dans les lieux où séjourne réellement la volonté populaire ». Badiou en appelle à la classe moyenne, aux intellectuels disponibles pour cette nouvelle pensée pour qu’ils se lient avec ce prolétariat nomade. Les pensées neuves en politique se fondent sur des alliances inattendues, improbables et dans des relations égalitaires.

Alain Badiou est philosophe, dramaturge et romancier.