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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris - Bishkek, novembre 2008

L’avenir de l’Asie Centrale : ombres, risques et persepctives

Affronter l’avenir avec un esprit neuf et d’autres méthodes que celles qui sont utilisées aujourd’hui.

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Je suis un homme libre : j’exprime exactement ce que je pense. La sincérité est indispensable dans un monde plus hypocrite que jamais. Mon propos sans concession pourra donc surprendre aussi bien des Centre-asiatiques que des Européens : j’en prends toute la responsabilité… Mais que cette surprise vous amène à vous remettre en cause ! Il faudra affronter l’avenir avec un esprit neuf et d’autres méthodes que celles qui sont utilisées aujourd’hui. Sinon ce sera la catastrophe ! Le but de cette intervention est aussi de réfléchir ensemble à ce que peut être ce nouvel état d’esprit.

Ainsi donc, l’Asie centrale et son avenir seront notre premier sujet de réflexion. Je passerai vite sur les chances actuelles de « votre maison commune », l’Asie centrale, parce que je crois que ces chances sont à peu près perçues par tout le monde. J’insisterai en revanche sur les ombres et les risques du futur parce que c’est notre devoir à nous, militaires, de nous préparer à les affronter, mais en évitant, autant que faire se peut, la force brutale. J’aborderai aussi les perspectives à partir du contre-exemple du Caucase : en bref, agissez comme l’ont fait les Tchétchènes ou les Géorgiens et vous êtes fichus… A l’inverse, unissez-vous autant que vous le pourrez et vous aurez des chances de vous tirer d’affaire…

I. Les chances actuelles de l’Asie centrale

Depuis le 10ème siècle et ce sommet de l’histoire centre-asiatique que fut l’empire des Samanides, jamais les chances de l’Asie centrale n’ont été meilleures.

Les ressources en gaz et pétrole de la Caspienne mais aussi d’autres zones, dont la prospection commence à peine, assurent aux Kazakhs et Turkmènes des revenus élevés pour au moins cinquante ans.

Les ressources en or et uranium des Tian-shan sont encore loin d’être toutes exploitées. Elles présentent l’avantage, avec la richesse en eau et en électricité, de donner déjà aux Kirghizes et bientôt aux Tadjiks un atout qui n’est pas négligeable.

Quant aux Ouighours, ils bénéficient du dynamisme de la Chine mais ne laissent pas leur personnalité se perdre dans la masse des Chinois hans. (Je rappelle que le Xinjiang fait partie intégrante de l’Asie centrale dont il représente plus du quart de la surface.)

Reste l’Ouzbékistan qui dispose du coton, mais aussi de l’or de Mourountaou, de l’uranium de Navoï, d’une bonne production de gaz et de pétrole, mais surtout du savoir-faire ancestral de son peuple pour l’agriculture et le négoce.

Mais voici la plus grande chance de l’Asie centrale : l’évolution actuelle en fait un SANCTUAIRE, un refuge de la paix. Peut-être parce-que le Touran est riche et que l’on a besoin d’exploiter tranquillement ses richesses, les crises et la guerre apparaissent surtout sur son pourtour : TIBET, CACHEMIRE, PAKISTAN, IRAN, CAUCASE, et, bien sûr, AFGHANISTAN … J’en arrive ainsi aux zones d’ombres…

II. Zones d’ombre et risques

A proximité immédiate de l’Asie centrale, l’Afghanistan est ce que les astronomes et maintenant les stratèges appellent un trou noir : « région de densité extrêmement forte, difficile à observer et à comprendre mais qui exerce une attraction irrésistible… »

Les Etats-Unis et l’Otan ont succombé à cette attirance : leur guerre en Afghanistan est perdue comme le fut celle des Anglais et des Soviétiques. Et ceci pour les mêmes raisons : jamais les moyens de guerre classiques de puissances lointaines ne viendront à bout d’un peuple hostile, incrusté dans ses montagnes et capable d’y mener la guerre la plus dure. Pensez à l’échec de Napoléon en Espagne.

Les Otaniens pourront au mieux obtenir au nord de l’Afghanistan mais pas à l’intérieur de l’Afghanistan ce que les Anglo-saxons appellent le « containment » - en français « l’endiguement » - qui permettrait, d’ailleurs, de mieux lutter contre la drogue. Mais ils ne pourront le mettre en place qu’avec l’aide des Russes.

Le peuple afghan et notamment pachtoun est-il dangereux hors de ses frontières ? Oui du côté du Pakistan où les Pachtouns se sentent chez eux, beaucoup moins en direction de l’Asie centrale où une subversion serait subordonnée à l’intermédiaire des minorités ouzbèke, turkmène et surtout tadjike d’Afghanistan : rappelons qu’il y a plus de Tadjiks en Afghanistan qu’au Tadjikistan.

Du côté centre-asiatique, par l’entremise ou non de ces minorités, les éléments porteurs de déstabilisation sont l’islam fanatique, la drogue et leur enfant commun le terrorisme.

  • Face à l’islam fanatique, dont la menace existe ici, je crois au vieux fond raisonnable et tolérant de l’islam centre-asiatique : celui d’Al Boukhari, le Saint Augustin de l’Islam, celui d’Al Farabi dont le professeur Bouguerra ici présent rappelle qu’il relança le concept d’« harmonie universelle ». Mais ces fondements centre-asiatiques de l’islam datent d’il y a 1000 ans… Il faudrait aujourd’hui dans le Touran, pour éviter les excès du fanatisme, un approfondissement de la foi, c’est-à-dire une meilleure connaissance du Coran et de ses valeurs. De toute façon, la population centre-asiatique est, par nature, beaucoup trop bienveillante et accueillante pour devenir, un jour, en majorité fanatique.

  • La drogue est devenue le pilier et le bras séculier de l’islam fanatique : c’était déjà le cas au moyen–âge, du temps de la secte des Hachichins, mangeurs de hachich. Elle constitue un danger beaucoup plus grand pour l’Asie centrale, ne serait-ce que parce qu’elle y développe une gangrène : celle de la corruption et de la maffia qui dévorent votre richesse naissante, celle enfin du terrorisme qui entend vous imposer un carcan. Nous sommes en plein dans cette situation : tout est de plus en plus pourri, ici en Asie centrale comme en Occident ; tout plie devant l’argent… et la drogue est ce qui en fournit le plus ! La soi-disant lutte contre la drogue est l’une des plus grandes hypocrisies de l’histoire : on sait beaucoup de choses sur la drogue, mais on ne fait rien contre elle ou si peu. L’action est inhibée par tous les intérêts en jeu : en Afghanistan, en Asie centrale, en Europe…partout ! La seule parade à ce désastre est d’ordre éthique, d’une éthique à la fois personnelle et générale indiquant, par une sorte d’impératif catégorique, quelles sont les activités particulièrement répréhensibles qu’un Homme digne de ce nom ne saurait se permettre : le trafic de drogue fait partie de ces activités inadmissibles. L’éthique correspondant à l’idéal militaire, qui mêle droiture, désintéressement et disponibilité à autrui, peut être, à cet égard, un barrage. La mission de certains militaires (policiers) n’est-elle pas aussi la lutte contre la drogue ? Le désintéressement traditionnel des militaires leur permet enfin – du moins en théorie - de mieux résister aux tentations de l’argent.

  • Quant au terrorisme en Asie centrale, on peut dire que, si les dictatures se maintiennent ou s’étendent, il présente le risque de tout déstabiliser. Le terrorisme islamiste veut vous imposer un carcan. Mais si, en face de lui, vous défendez un autre carcan, alors à quoi bon se défendre contre lui ? Par ailleurs, la répression aveugle, cruelle et bornée ne peut qu’éveiller à la longue le fanatisme, même parmi les peuples patients du Touran. Dans ce cas, l’exemple afghan peut susciter une sorte de fascination hystérico-religieuse : elle ferait que le terrorisme et la subversion s’étendraient peu à peu à toute la région tout en attirant les interventions extérieures… Si c’est le cas, le conflit entre insurgés et forces de l’ordre sera intense. Et la victoire des insurgés n’est pas assurée car je constate qu’on apprend peu à peu à se battre contre une insurrection : les Américains en Irak semblent en administrer la preuve.

J’ouvre ici une parenthèse : les Américains dans leur relatif succès irakien ont appliqué, de leur propre aveu, la méthode préconisée par un stratège français : le commandant David Galula. Saint-cyrien comme de Gaulle, cet officier d’origine juive a mené dans l’armée française une magnifique carrière spécialisée dans la contre-guérilla : de la Chine à la Grèce et de l’Indochine à l’Algérie. Rencontrant dans l’armée française une certaine incompréhension, David Galula se réfugie littéralement en 1963 à l’université américaine d’Harvard et y rédige en anglais une merveille : « Counterinsurgency warfare : theory and practice ». Malheureusement, Il meurt en 1968, à 49 ans, inconnu et délaissé, d’un cancer. C’est le mérite du général Petraeus d’avoir discerné, trente ans après, le génie de Galula et d’avoir appliqué sa méthode en Irak : une sorte de contre-insurrection à visage humain, au moins dans sa partie finale, qui consiste tout d’abord à frapper très fort, puis à mailler le territoire tout en reconstruisant à grand renfort d’aides et subventions un parti loyaliste. Une insurrection peut donc être vaincue aujourd’hui. Mais la méthode Galula réussira-t-elle en Afghanistan, au Pakistan, voire en Asie centrale ?

Je pense qu’en Asie centrale c’est tout à fait possible. Mais pour cela il faudrait une obstination, une connaissance du terrain et des moyens financiers dont les Occidentaux, trop lointains à tous points de vue, semblent plutôt démunis. L’avenir centre-asiatique doit donc être envisagé en tenant compte de la Chine et surtout de la Russie. l’Amérique ou l’Europe n’auront qu’un rôle d’appoint qui devra s’exercer en faveur de Moscou.

III. Les Perspectives

Elles ne sont pas roses !

La meilleure option pour l’Asie centrale eût été, quand elle accéda à l’indépendance, l’instauration d’une neutralité qui aurait empêché bien des intrusions : l’exemple turkmène montre que cette option était envisageable. Pour qu’elle le redevienne, il faudrait que se produise un désengagement des grandes puissances et une entente entre elles qui semblent peu prévisibles.

L’Asie centrale, au lieu d’être neutre, oscille donc entre la Russie et l’Amérique, tout en étant grignotée par un voisin aux dents longues : la Chine.

La Russie, pour l’instant, semble prendre le dessus. Ce n’est pas le plus mauvais parti car l’ancienne puissance coloniale connaît mieux que toute autre le terrain centre-asiatique. Le Russe n’est-il pas, par bien des côtés, un Asiate lui-même ? Le problème est que la Russie, incrustée en Asie centrale, ne peut que s’opposer aujourd’hui à l’intrusion des Américains et à plus longue échéance à la Chine. L’Amérique, très éloignée et avant tout puissance maritime, ne devrait pas être dans le Touran un rival sérieux et obstiné de la Russie surtout si Moscou lui assure, comme à l’Europe, sa part du gâteau énergétique centre-asiatique : un bon approvisionnement en gaz, pétrole et uranium dans les vingt années à venir.

Il en va autrement de la Chine. Des intérêts divergents entre Pékin et Moscou et, surtout, la défense par les Russes de la Sibérie, déjà grignotée par les Chinois, devraient venir à bout de la belle entente affichée aujourd’hui à l’intérieur de l’Organisation de coopération de Shanghaï. L’histoire montre que l’alliance entre la Russie et la Chine est contre nature et qu’elle ne pourra pas durer. C’est dans une compétition effrénée entre Russes et Chinois que je vois donc à long terme (15 ans) le plus grand danger pour l’Asie centrale. La situation actuelle au Caucase révèle ce qui pourrait se passer le jour où le Touran ne sera plus un sanctuaire.

Si la Chine se saisit à sa façon d’un pays centre-asiatique – économiquement d’abord, politiquement ensuite - comme les Etats-Unis se sont saisis de la Géorgie, elle pourra par son intermédiaire harceler les voisins de ce pays : les Abkhazie et Ossétie du sud sont légion en Asie centrale. En réponse une certaine subversion peut être organisée au Xinjiang comme ailleurs en Chine. Alors, toute la belle richesse de l’Asie centrale s’évanouira en subversions plus ou moins fomentées. A ce sujet, me revient à l’esprit une observation faite en Yougoslavie quelques années avant la guerre civile. En traversant ce pays, je voyais qu’il s’effondrait de l’intérieur : les ordures envahissaient les rues ; les campagnes étaient négligées ; des bandes maffieuses armées faisaient leur apparition ; l’ivrognerie, le mépris du savoir régnaient ; la jeunesse déboussolée se laissait récupérer par des extrémistes ; enfin l’intérêt des régions primait sur l’intérêt national.

Ces observations, je commence à les faire aujourd’hui en Asie centrale où le capitalisme sauvage, qui devient de plus en plus un capitalisme maffieux, voue peu à peu le pays au laisser-aller, aux maffias, à la drogue. Les problèmes de frontière, le partage de l’eau, la démographie galopante et les débordements de population risquent d’inciter les Centre-asiatiques à des querelles sans fin dont les puissances étrangères sauront profiter. Et, sur l’échiquier régional, les pays d’Asie centrale ne seront plus que des pions manipulés par d’autres…

Je terminerai pourtant sur une note d’espoir : l’Aksakal-Président Noursoultan Nazarbayev propose avec insistance une Union des Etats d’Asie centrale – Союз центрально-азиатических государств -, ne serait-ce que pour organiser la distribution de l’eau et de l’énergie. Il est soutenu par les Kirghizes et, de plus en plus, par les Tadjiks. Les Turkmènes sortent de leur tour d’ivoire et ne sont pas insensibles à ses propositions. Quant à l’Ouzbékistan, si indépendant de nature, il accepte au moins l’idée d’une « free trade » zone avec le Kazakhstan.

Mais il y a bien mieux encore : le 18 octobre 2008 est une date historique. Ce jour là, pour la première fois, les cinq pays d’Asie centrale ont signé à Almaty, après des mois de très dures négociations, un accord portant sur l’échange ou le transit d’eau, d’électricité, de gaz et de charbon d’un pays à l’autre. Jusqu’ici les Turkmènes demeuraient à l’écart de tout accord. Aujourd’hui, ils participent et fourniront beaucoup d’électricité thermique. L’échange et le transit coordonnés d’électricité et de gaz turkmène, de gaz ouzbek, d’électricité et d’eau kirghize, de charbon, de gaz et de pétrole kazakh, d’eau tadjike, c’est un énorme progrès –même s’il n’est prévu que pour un an- par rapport aux accords bilatéraux précédents et, tout simplement, le début d’un Marché commun centre-asiatique !

Le salut est là. Vous êtes tous frères, ce qui vous unit est beaucoup plus grand que ce qui vous divise. Commencez à faire en commun de petits projets concrets pour le bien de vos populations, rapprochez-vous, unissez-vous, notamment pour vous défendre en commun, et je vous assure que la civilisation des Samanides renaîtra !

Notes

  • Cette fiche est extraite de la rubrique « Lettre du mois » du site web de l’Alliance internationale des militaires pour la paix et dans la sécurité (www.world-military.net).

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