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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Paris, Mars 2009

La place du symbole et de l’imaginaire dans les conflits

L’exemple du Rwanda.

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L’évolution fulgurante de la technologie a rendu complexes les rapports et conflits sociaux. La fragilité du monde contemporain suscite bien des inquiétudes et d’interrogations quant à la place et à l’avenir de l’Homme.

Aujourd’hui plus que jamais, les revendications sociales sont identitaires et expriment des besoins de reconnaissance. Dans un tel contexte, il n’est point besoin de démontrer l’intérêt et la pertinence de la question « comment pensez-vous la paix ? ». En tant qu’elle nous est adressée, cette interrogation nous interpelle et exige d’aborder le sujet à partir des grands axes de notre travail et de nos réflexions. C’est donc en tant que spécialiste en médiation interculturelle que nous traiterons la question. Mais avant, soulignons que nous retiendrons de la notion de paix qu’elle est le nouveau nom du développement. Cette conception libérale de la notion de paix induit des applications multiples dont nous évoquerons ici celles entrant dans le champ de nos travaux.

Penser la paix à l’aube du 21ème siècle suppose pour nous qui sommes engagés pour elle, d’entrer dans une double dynamique interdépendante ; celle théorique qui consiste à conceptualiser les problématiques liées à la paix et celle plus pratique qui consiste à « penser l’action » en faveur de la paix.

I. Conflits et paix à la lumière de l’interculturel

L’évolution du droit positif a permis d’asseoir à l’échelle mondiale les contours géopolitiques de la plupart des Etats et les conflictualités présentent aujourd’hui des spécificités mettant en oeuvre de nouveaux éléments qui n’ont en réalité plus rien en commun avec les motifs traditionnels de conflits. Nombre de crises contemporaines, qu’elles soient inter ou intra étatiques sont reconnues ou perçues comme étant des crises identitaires. L’extrême violence de ces conflits et les graves séquelles qu’ils laissent derrière eux dépassent l’entendement humain et contrastent de plus en plus fortement avec les moyens de leur mise en œuvre. Le tristement célèbre exemple de la Région des Grands Lacs est encore gravé dans nos mémoires avec son lot de plusieurs millions de populations civiles massacrées au gourdin et à la machette. Face à ce désarroi, la communauté internationale a souvent multiplié les initiatives pour mettre fin aux conflits : accords de cessez-le feu, opérations de maintien de paix… etc.

Malgré ces initiatives, de nombreux conflits persistent, se muant souvent en crises latentes avec pour conséquence majeure, la rupture du lien social. Ce constat nous amène à la conclusion qu’en faisant irruption dans les conflictualités sociales, l’identité a défini une nouvelle donne, celle de l’omniprésence du culturel dans les conflits contemporains de sorte que traiter la question identitaire dans les conflits revient donc à traiter du rapport entre : « cultures et conflits ». S’il est communément admis de retenir du rapport « cultures et conflits » l’épineuse problématique des « valeurs », nous voulons ici aller au-delà de cette première vision et nous intéresser aux symboliques dans les conflits. En montant d’un degré dans l’analyse, notre démarche revient à identifier ce qui dans la culture sert de symboles dans un conflit. Bien évidemment, une telle identification ne présente un avantage que si l’on s’intéresse aux implications des éléments relevés.

Une lecture même sommaire des récentes conflictualités, renvoie presque systématiquement à des considérations raciales, ethniques et religieuses ou à d’autres appartenances selon la zone géographique prise en compte. Ainsi, on pense plus spontanément, à tort ou à raison à une opposition entre « monde musulman » et « monde occidental » quand on évoque les conflits irakien ou afghan ; et on pense à conflit ethnique quand on évoque les récents affrontements entre kikuyou et luo au Kenya.

En somme, ces composantes culturelles que sont l’ethnie, la religion, la race et les modes de vie constituent de véritables sources de productions symboliques pour les conflits. Mais alors, que comprendre des symboliques dans les conflits et quelle relation existe-il entre symboles et conflits?

En dehors de son avantage à faire la lumière sur la notion de symbole, ces interrogations présentent, l’intérêt méthodique de reposer la problématique de nos réflexions.

Dans « Les symboles dans l’histoire de l’humanité », Fiorenzo Facchini identifie deux critères du symbole qui nous paraissent fondamentaux et nécessaires pour la suite de nos développements. Il s’agit de la faculté du symbole à renvoyer à autre chose et son caractère unifiant. Retenons aussi de Paul Ricœur, l’idée selon laquelle « le symbole donne à penser ».

Communément, le symbole s’entend donc comme une réalité porteuse de sens et se particularise par sa capacité à impliquer autre chose que sa signification conventionnelle. Une réalité devient donc symbolique lorsqu’elle désigne quelque chose de plus que son sens évident et immédiat.

Prenons un exemple. Pendant le génocide rwandais, la fameuse expression « tuer les cafards et les serpents » de la RTLM se comprenait de tous les génocidaires comme une désignation des Tutsi et un appel à les exterminer. Cette corruption du langage dénote d’une production symbolique sur laquelle nous reviendrons ultérieurement dans nos développements.

Une fois le symbole défini, le choix de son utilisation dans les conflits repose nous semble-t-il sur une double considération d’opportunité.

Dans un premier temps, il faut noter que toutes les cultures, toutes les sociétés du monde ont produit de formidables symboliques, toutes aussi variées les unes que les autres. Dans un deuxième temps, partons d’un constat relatif à la nature du symbole. Si le symbole est le visible qui donne à voir l’invisible, il faut alors comprendre que dans un contexte collectif, il devient le facteur déterminant qui réduit tout sentiment d’incomplétude. Juliens Ries dira d’ailleurs à propos du symbole : « signe et symbole sont deux éléments essentiels à l’imaginaire de l’homme. Le symbole est un signe qui renvoie à une réalité invisible avec laquelle il met l’homme en communication en faisant passer son intelligence du visible à l’invisible ».}

L’étude des symboles en psychanalyse révèle bien l’importance de la valeur émotionnelle qu’ils génèrent. C’est cette force émotionnelle du symbole qui sera récupérée par les auteurs des conflits pour être utilisée à des fins de mobilisations et d’adhésions massives à leurs causes. C’est donc l’exploitation de la valeur émotionnelle et mobilisatrice des symboles qui justifiera essentiellement leurs utilisations dans les conflits.

Comme nous l’avons précédemment annoncé, revenons sur l’exemple rwandais. Nous avons déduit de la synonymie selon laquelle cafards et serpents désignent un Tutsi qu’il y avait une production symbolique. Comment comprendre cette production symbolique et quel sens lui donner ?

Nous ne nous attarderons pas sur le terme « cafards », mais nous nous contenterons de signaler qu’en général les cafards provoquent ou suscitent la répulsion car traînant en général dans des endroits sales et peu recommandés. Intéressons-nous alors au deuxième terme serpents qui nous paraît plus intéressant.

En dépit du très grand décalage physique qui sépare l’homme de l’animal, cette assimilation des tutsis à des serpents a beaucoup aidé les génocidaires dans le passage à l’acte. À la question pourquoi avoir tué tant de tutsis ? Beaucoup de génocidaires répondent ne plus voir en face d’eux des êtres humains mais de simples bêtes nuisibles. C’est ce que nous avons appelé l’animalisation. Cette désignation des tutsis par le terme « serpents » produit donc des effets particuliers qui sont attendus par les planificateurs du génocide. On se demande alors comment cela est-il possible ? Comment cela s’opère-t-il ?

En effet, pour être opératoire, c’est-à-dire pour conduire les génocidaires à tuer des tutsis, le mot serpent a renvoyé à quelque chose de péjoratif, de dangereux dont on a qu’une envie, s’en débarrasser, s’en séparer au risque de courir soi-même un véritable danger. Si le terme a permis à l’entreprise génocidaire de prospérer, c’est donc qu’il a rencontré un terrain favorable. Dans ce sens, deux pistes nous semblent plausibles. Nous les évoquerons successivement ici.

La première est que le mot serpent est utilisé comme un symbole car renvoyant à autre chose que son vrai sens. Il symbolise alors un danger car il renvoie à cet animal dont le venin tue. D’ailleurs les génocidaires n’hésiteront pas à utiliser l’adjectif venimeux pour qualifier les Tutsis. Cette association selon laquelle Tutsis = serpents = danger produira dans les esprits l’équation selon laquelle le Tutsi est un danger et qu’il faut par conséquent l’éliminer avant qu’il vous nuise.

La deuxième remarque est que l’analyse systémique de la société rwandaise à la veille du génocide va révéler que les Rwandais sont dans leur grande majorité des chrétiens catholiques. Mais le plus surprenant est que 90 % des chrétiens du Rwanda sont essentiellement focalisés sur l’Ancien Testament. Dans son livre une saison de machettes, l’écrivain français Jean Hatzfeld témoigne de cette situation particulière.

Dans un tel contexte, le mot serpent prend une toute autre dimension et revêt une grande importance dans les représentations symboliques. Le récit biblique de la Genèse selon lequel le serpent aurait induit l’humanité en erreur en conseillant à Adam de braver l’interdiction divine en mangeant une pomme dans le jardin d’Éden n’est sûrement pas sans influence dans les représentations inconscientes du serpent.

A ce constat, s’ajoute un autre plus redoutable qui justifie certainement le succès phénoménal que connaissent ces méthodes.

La symbolique utilisée renvoie elle-même à d’autres symboles de sorte qu’on se retrouve face à une superposition de symboles qui n’ont d’autres effets que d’accroître la valeur exponentielle des désastres occasionnés par les conflits.

Mais pour renouer le lien social et réduire les effets néfastes de cette « production symbolique négative », il faudrait lui opposer « une production symbolique positive » ; or la méconnaissance de l’architecture symbolique d’un conflit compromet sensiblement l’avènement d’une paix durable. Telles sont les motifs pour lesquels nous évertuons à travailler efficacement sur la compréhension des conflits en vue de construire une paix durable.

II. Conflits et lien social, quelle herméneutique ?

Comment vivre après un génocide ou après des massacres, avec des bourreaux dont la violence a emporté les miens ? Que devient ma relation avec mon voisin quand j’ai survécu à sa tentative de m’ôter la vie ? Est-il possible de pardonner aux bourreaux de votre mari, de votre épouse, de vos enfants et de vos proches ? Comment vire après le procès qui m’a donné gagnant ou perdant contre l’autre ? Quel sort a-t-il été fait au lien social ?

Ces interrogation nous montrent qu’il y a aux contours des conflits beaucoup de souffrances et de luttes de reconnaissance qui affectent directement le lien social. Or nos institutions formelles ne règlent souvent que les aspects matériels des conflits au détriment du lien social rompu ou distendu.

La nature et l’ampleur des conflits que connaît le monde contemporain et en particulier l’Afrique subsaharienne défient toutes nos institutions formelles et révèlent leurs limites. La multiplication de commissions sui generis pour prendre en charge ces questions conforte ce constat. A la frontière du droit, de la sociologie, de l’histoire et de la religion, elles ouvrent une nouvelle voie pour les sociétés en transition et se caractérisent par la libéralisation de la parole. Ce besoin de dialogue nous semble t-il s’accompagne d’un besoin de « liaisons sociales » car, aussi vrai que tout conflit est l’expression d’un besoin de reconnaissance, il nous rend dépendant du rapport avec « l’autre ». C’est cette dynamique que nous nommons Médiation et dont le but est de travailler le conflit, et au delà de celui-ci, de rétablir le lien social.

Très souvent, les affres de la guerre laissent les sociétés exsangues et la restauration du lien social devient un parcours multiforme.

Il n’est un secret pour personne que la pauvreté est un ferment très actif dans les conflits. Elle est très souvent à la base de la plupart des conflits et ces derniers la génèrent davantage. Ce cercle vicieux a longtemps préoccupé la communauté internationale qui a pris l’initiative des Objectifs du Millénaire pour le Développement et dont le but par ailleurs très ambitieux, est d’éliminer la pauvreté d’ici l’horizon 2015.

L’économiste Amartya Sen, en définissant la pauvreté propose une nouvelle vision qui nous semble plus complète et plus efficace pour analyser les problématiques qui sont les nôtres. Il définit la pauvreté comme une « absence de capacité » avec une autre dimension sociopolitique qui s’exprime en termes de libertés réelles qui permettent aux individus de choisir et d’être les véritables acteurs de leur existence. Parmi ces libertés, on peut noter la santé, le niveau d’éducation, les droits politiques et l’espérance de vie. Nous disions dans nos propos liminaires que nous considérons la paix comme étant le nouveau nom du développement et il est intéressant de mettre en perspective cette approche de la paix avec les libertés précédemment évoquées que Amartya Sen appelle les capabilités sociales.

Le renforcement de ces dernières constitue selon lui le développement et on peut déduire du rapport de ces deux visions, l’équation suivante : Paix = développement = renforcement des capabilités sociales, de sorte que la paix se décline dans une multitude d’actions et de problématiques concrètes qui visent à donner aux gens les capacités d’orienter et de déterminer leur existence.

En considérant par exemple les causes et les conséquences induites par les conflits en Afrique, ces libertés se déclinent en termes d’accès à l’éducation, à la terre, à l’eau et de transmissions intra et inter générationnelles de valeurs et de savoir faire. Or ces transmissions de valeurs socioculturelles intra et inter générationnelles sont fortement compromises en Afrique par les conflits dangereux. Illustrons nos propos avec deux exemples, celui des enfants soldats et celui des orphelins chefs de familles.

Dans les deux cas, ces enfants sont privés du bénéfice de l’éducation (l’école) et se retrouvent à assumer des rôles auxquels ils n’ont pas été préparés et des responsabilités qui ne sont pas de leurs âges. Dans la plupart de ces cas, la transmission des valeurs socioculturelles se trouve rompue et compromet durablement l’avenir et le développement harmonieux de ses enfants.

Tenant compte de ces différents constats, il n’est pas superflus de rappeler l’acte constitutif l’Unesco qui énonce en substance que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».

Ériger des défenses de paix dans les esprits, nous invite à travailler sur la construction et la mise en place d’outils efficaces et adaptés pour l’éducation et la diffusion d’une culture de paix. Il est cependant important que de tels outils tiennent compte de la dimension interculturelle et intègrent les exigences de bonne gouvernance et surtout celles du genre dans la philosophie des OMD3. Nous insistons volontiers sur l’objectif 3 des OMD pour deux bonnes raisons. Il promeut d’une part l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes et renforce d’autre part l’implication politique de ces dernières dans les processus de paix et de transitions.

D’un point de vue sociologique et structurel, les femmes jouent en Afrique un rôle de lien et de trait d’union entre les différentes composantes sociales et ont de ce point de vue un grand rôle à jouer dans les sociétés post conflictuelles.

Faisant le point sur le processus transition en Ouganda, au Rwanda, au Burundi et en RDC, le rapport sur l’atelier de consultation « Participation politique des femmes dans les pays sortant d’un conflit dans la Région des Grands Lacs en Afrique » a insisté sur le rôle fondamental joué par les femmes et leur participation à la prise de décisions politiques.

Notes

  • (1) : Kikuyu et Luo sont deux groupes ethniques du Kenya.

  • (2) : Natale Spineto, Les symboles dans l’histoire de l’humanité, Editions du Rouergue 2003.

  • (3) : RTLM Radio des Milles collines - Rwanda.

  • (4) : Cf. Erick Césaire QUENUM. Mémoire, Des invariants de l’ethnisme au passage à l’acte : usage(s) de l’identité dans le génocide rwandais, Master Professionnel de Médiation Interculturelle et Médiation dans les Organisations. Institut Catholique de Paris, 2007.

  • (5) : HATZFELD Jean, Une saison des de machettes, Le Seuil, 2003.

  • (6) : Institutions sociales.

  • (7) : Amartya Sen, prix Nobel d’économie.

  • (8) : International Alert, Participation politique des femmes dans les pays sortant d’un conflit dans la Région des Grands Lacs en Afrique. Kampala, Ouganda. 28-30 Août 2007 No. Pages: 64.