Arnaud BLIN, Grenoble, France, November 1996
Le public américain face aux dépenses militaires
Ces dernières années, le thème des dépenses militaires est devenu, aux Etats-Unis, l’un des sujets les plus politisés. La fin de la guerre froide laissait le champ libre à une réduction substantielle des dépenses militaires mais les forces favorables à une reprise des budgets militaires d’antan ont refait surface ces deux dernières années, et se font de plus en plus menaçantes. Pour preuve, le candidat républicain à la présidence, Bob Dole, s’est déclaré en faveur d’un accroissement des dépenses militaires de l’Amérique, tout en affirmant d’ailleurs au même moment qu’il réduirait les charges fiscales. Ce genre d’attitude freine les efforts de reconversion des industries d’armements qui, souvent, soutiennent les groupes politiques favorisant le retour aux gros budgets militaires de l’époque de la guerre froide.
Si la classe politique est divisée sur ce sujet, qu’en est-il du public américain, auquel les politiciens de tous bords se réfèrent aussi souvent que possible ? Une étude approfondie sur son attitude face aux dépenses militaires a été réalisée au début de cette année (1996) par un institut spécialisé. Les conclusions sont édifiantes, surtout lorsque l’on sait l’importance que peut avoir l’opinion de la majorité sur le processus démocratique américain :
* Une majorité d’Américains se déclare favorable à une défense forte, capable de sauvegarder les intérêts du pays dans le monde entier et prête à intervenir pour protéger la souveraineté de pays amis. Le public américain semble peu enclin à ce que les Etats-Unis se replient sur eux-mêmes (beaucoup moins, en tout cas, que ne voudraient le laisser croire certains politiciens isolationnistes comme Pat Buchanan).
* La majorité des personnes sondées réclament un niveau de préparation militaire beaucoup moins élevé, par rapport aux menaces de conflits potentiels, que celui adopté actuellement. Toutefois, une majorité de personnes pensent que l’Amérique devrait dépenser plus d’argent pour sa sécurité que chacun de ses adversaires potentiels (Chine, Russie, Corée du nord, Iran, Iraq, Libye). Environ 30% de personnes pensent que l’Amérique devrait dépenser autant que l’ensemble de ces six adversaires potentiels - les Etats-Unis dépensant en fait le double de ce chiffre.
* Une majorité de personnes rejettent la stratégie adoptée par le gouvernement qui veut que l’Amérique soit prête à combattre - victorieusement - dans deux conflits classiques régionaux importants (de type guerre du Golfe) de manière simultanée et sans aide extérieure.
* Sur le plan de la réduction des budgets militaires, une vaste majorité se déclare favorable à une baisse de 10% du budget actuel. Une majorité moins importante serait prête à effectuer des réductions plus importantes.
* Ce soutien de la majorité pour une réduction des budgets militaires se fonde sur certaines opinions concernant les besoins actuels en matière de sécurité et sur la conjoncture géopolitique, politique et économique :
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La Russie n’est plus un adversaire dangereux.
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L’Amérique est suffisamment préparée aujourd’hui pour faire face aux dangers potentiels.
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Le Congrès et les industries d’armement font des tentatives excessives pour augmenter les dépenses militaires, cherchant à promouvoir leurs propres intérêts plutôt que ceux du pays.
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Les dépenses militaires excessives affaiblissent l’économie du pays.
Sur ce dernier point, le problème de la perte d’emploi dans les industries de défense n’est pas considéré comme un élément justifiant le maintien artificiel des entreprises concernées. Dans leur majorité, les Américains croient à la création d’autres emplois dans des domaines bénéfiques à la société et à l’économie.
* Afin de réduire les dépenses militaires tout en maintenant un niveau élevé de sécurité, la majorité des personnes sondées voudraient qu’un effort plus important soit consenti afin que les problèmes de sécurité soient abordés de façon multilatérale. Une majorité voudrait que les Nations Unies jouent un rôle plus considérable en matière de sécurité, quitte à ce que les Etats-Unis contribuent davantage à leur action.
De manière générale, la grande majorité des personnes ayant participé à ces sondages avaient une idée fausse de la nature des dépenses militaires de l’Amérique, la plupart des personnes sous-évaluant la situation par rapport à la réalité. Mieux informées, ces personnes étaient plus encore favorables à la réduction des budgets alloués à la défense.
Commentary
Lors de la campagne présidentielle, les stratèges républicains ont mis en avant deux thèmes touchant aux problèmes de défense : le budget militaire, qu’ils voudraient revoir à la hausse et les Nations-Unies, cause, selon eux, de tous les maux de l’Amérique. Si l’on en croit les résultats de l’étude, cette approche ne correspond pas du tout à l’opinion d’une majorité de citoyens américains.
Il faut cependant se garder de trop généraliser à partir d’une étude fondée sur des sondages d’opinion qui, on le sait, sont souvent moins fiables qu’on serait tenté de le croire. Néanmoins, les résultats des sondages effectués dans le cadre de cette étude correspondent aux résultats des divers sondages qui ont été réalisés, de manière disparate, aux cours des cinq dernières années pour le compte de médias américains.
Certaines conclusions ayant trait à l’avenir de la conversion peuvent être tirées de cette étude. Tout d’abord, une majorité d’américains est mal informée sur la nature réelle des dépenses militaires de leur pays. Mieux informé, le public américain serait probablement encore plus favorable à des réductions du budget alloué à la défense. Ensuite, le public américain semble conscient du fait que les industries d’armement freinent le processus de transformation de l’économie. Enfin, le problème de l’emploi, crucial pour la reconversion, ne semble pas constituer un obstacle insurmontable. Les Américains sont optimistes quand à leur capacité à créer des emplois et pensent que les bénéfices à long terme justifient certains sacrifices à court terme.
De quelle manière l’opinion majoritaire se traduit-elle en action politique ? A plus ou moins long terme, et de manière globale, la politique américaine suit généralement les aspirations de la majorité de ses citoyens. Mais ce processus est souvent décalé et ne se fait pas sans heurts. Dans ce domaine, il ne faut pas négliger l’obstacle opposé par les lobbies puissants qui représentent ce qu’on appelle communément le complexe militaro-industriel et dont l’action se situe aux échelons les plus hauts de la politique. La stratégie de “grass-roots” qu’adoptent de plus en plus les activistes de la conversion aux Etats-Unis devrait trouver un terrain fertile auprès du grand public avec des résultats tangibles dans les années qui viennent. Car la tendance générale semble aller vers une vision d’un avenir pacifique permettant d’envisager le développement de l’être humain et la protection de son environnement. Quand aux vieux démons de la guerre froide, ils s’évanouissent progressivement, surtout dans les jeunes générations.